Pesticides : Comment soustraire l’Europe à son addiction ?

La bataille a commencé pour que la nouvelle politique agricole commune soit libérée des lobbys et promeuve un modèle faisant primer la santé de la population.

Vanina Delmas  • 10 avril 2019 abonné·es
Pesticides : Comment soustraire l’Europe à son addiction ?
© crédit photo : Samuel Dhier/AFP

Depuis plusieurs semaines, les jeunes Européens foulent le sol de leurs villes en criant leur colère et leur désarroi devant l’inaction des États pour endiguer le réchauffement climatique. Mais les slogans s’intéressent aussi à l’état des sols européens, des champs, des aliments. Et à juste titre ! En janvier dernier, une étude néerlandaise publiée dans la revue Science of the Total Environment révélait la présence de 76 pesticides sur 83 % des terrains agricoles collectés en 2015 dans onze pays de l’Union européenne (1). Sans surprise, parmi les résidus les plus détectés se trouve le glyphosate, la molécule active du Roundup.

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La longue bataille autour de la prolongation de la licence de l’herbicide controversé a révélé au grand public les problèmes environnementaux, sanitaires et démocratiques liés à l’utilisation généralisée des pesticides. « Les citoyens se sont approprié le débat sur les pesticides à travers celui sur le glyphosate et, aujourd’hui, il est évident qu’on en sortira même si la FNSEA (2) traîne encore des pieds. La question suivante sera : comment ? Il faut notamment accompagner les politiques publiques de recherche pour qu’elles deviennent non dépendantes de la chimie », résume Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne.

L’initiative citoyenne européenne (ICE), signée par plus d’un million d’Européens, demandant l’interdiction de tout produit contenant du glyphosate ainsi qu’une transparence plus radicale sur l’évaluation scientifique des pesticides a fait (un peu) pression sur la Commission européenne. Même si l’UE a finalement autorisé de nouveau le glyphosate pour cinq ans en novembre 2017, la Commission spéciale sur les pesticides (Pest) a demandé une étude épidémiologique et proposé de nouvelles règles pour en finir avec l’influence des lobbys industriels. Une tendance confirmée le mois dernier par le tribunal de l’UE, qui a affirmé que les études des fabricants de pesticides devaient être rendues publiques.

« Depuis cinquante ans, c’est l’agrochimie qui a pris la main sur le modèle agricole et, aujourd’hui, le monde du vivant est concentré autour de trois grandes multinationales : Bayer, Syngenta, DowDuPont. La seule façon d’inverser le processus, c’est de remettre du politique par le droit, par la loi, décrypte Éric Andrieu, eurodéputé socialiste qui a présidé la commission Pest. Entre la financiarisation de l’agriculture et la santé, j’ai choisi mon camp : il faut que la santé donne l’orientation de l’aliment, qui donne l’orientation de l’agriculture. Pas l’inverse. » Une vision politique pas vraiment en adéquation avec le modèle dominant de l’agriculture européenne, soigneusement entretenu grâce à la politique agricole commune (PAC), qui représente 38 % du budget global de l’UE, soit 58 milliards d’euros par an.

Hasard du calendrier, les négociations pour les orientations de la PAC 2021-2027 ont lieu en ce moment, à la veille du scrutin européen pour élire un nouveau Parlement qui pourrait repartir d’une page blanche. Sans parler du spectre du Brexit, qui oblige à écrire plusieurs scénarios différents mais avec comme constante la baisse du budget : la commission européenne a proposé d’y consacrer 365 milliards d’euros, soit 28,5 % du budget de l’UE.

Le 2 avril, la Commission de l’agriculture et du développement rural du Parlement européen a adopté les premiers axes stratégiques de la PAC, portés par les conservateurs, qui ne remettent aucunement en cause le modèle agricole productiviste. José Bové, eurodéputé EELV, dénonce ce conservatisme « aberrant » qui maintient le « modèle hors sol d’une agriculture intensive dépendante de l’industrie chimique » et « discriminatoire vis-à-vis des petits exploitants et des agriculteurs d’Europe de l’Est ». « Nous ne pouvons plus accepter que 80 % du budget de la PAC profite à 20 % des exploitations les plus grandes. »

L’argent est aussi le nerf de la guerre agricole et, pour que le critère « sauvegarde de l’environnement » devienne prioritaire dans la politique globale et dans l’attribution des subventions, les bras de fer s’annoncent musclés. Aujourd’hui, une grande majorité des aides, 70 % selon l’Atlas de la PAC 2019 (3), sont versées en fonction du nombre d’hectares, favorisant les grandes exploitations et incitant à l’usage de pesticides. « Si un producteur de pêches du sud de la France a besoin de 1,40 euro/kg pour vivre et qu’il a face à lui des Espagnols proposant 0,70 euro/kg, comment peut-il s’en sortir ? En mettant quasiment 100 % de sa récolte sur le marché. Donc il a recours à l’arme chimique, aux pesticides, pour sécuriser sa récolte, explique Laurent Pinatel. Il y a déjà une distorsion sociale très forte, alors si on en crée une environnementale, il n’y a plus de projet politique commun. »

Pour faire bloc face au rouleau compresseur de l’agriculture intensive, 34 organisations (paysannes, de protection de l’environnement et du bien-être animal, de solidarité internationale, de citoyens et de consommateurs) se sont réunies au sein de la plateforme Pour une autre PAC, reprenant le flambeau de Paysans et citoyens en 1997, et plus récemment du Groupe PAC 2013, afin de peser dans les débats.

« Les aides financières sont versées en fonction de la surface de l’exploitation et sur la base de rendements datant de 1992, donc les plus faibles rendements ne touchent pas beaucoup d’argent, s’indigne Jacques Morineau, porte-parole de la plateforme, lui-même agriculteur bio en Vendée. Il y a des choses intéressantes dans la PAC, comme les aides à l’agriculture biologique, mais le paiement vert mis en place a été détourné de son objectif initial. Même les gros producteurs de maïs le touchent ! Nous voulons aller plus loin en instaurant un véritable paiement pour services environnementaux qui favoriserait les prairies, les haies et, évidemment, la sortie des pesticides. »

Selon l’Agence bio, le nombre de fermes bio dans l’UE a progressé de 8,4 % entre 2015 et 2016 et la surface bio de 7,6 %, atteignant les douze millions d’hectares. Guillaume Riou, président de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab), déplore que « la plupart des exploitants fassent le pari d’une chimie verte » plutôt que du sevrage total des pesticides. « Ils ont du mal à penser qu’on peut s’en sortir en ayant moins recours aux achats extérieurs et en trouvant dans la nature les ressources nécessaires à notre production, qu’on peut s’autonomiser, car ce seul mot met à mal tout un système de marché, décrit l’agriculteur des Deux-Sèvres (lire ici). _Certes, l’agriculture biologique développe également un marché, mais elle englobe aussi des valeurs non marchandes comme la protection de l’eau et de la biodiversité, les questions de réchauffement climatique, de santé publique, etc. Et cela échappe aux gouvernements. Or le boulot de l’État est de nous protéger, celui des agriculteurs de nourrir au mieux la population. »

Depuis 2014, l’Institut de développement durable et des relations internationales (Iddri) travaille sur le scénario Tyfa (Ten years for agroecology), une étude de modélisation avec comme point de départ l’impact des habitudes alimentaires des Européens sur leur santé, et comme réponse l’agroécologie. « Les porteurs d’une vision agroécologique sont considérés comme de doux rêveurs, et ce discrédit s’applique à tous les niveaux, que ce soit dans un débat sur un projet alimentaire territorial, à l’échelle d’un État membre ou à Bruxelles, alors nous avons voulu vérifier scientifiquement », souligne Pierre-Marie Aubert, coordinateur « agriculture européenne » à l’Iddri. Selon le premier volet de ce scénario, les rendements diminueraient de 10 à 50 % selon les cultures, mais seraient suffisants pour nourrir les 530 millions d’Européens de 2050, les nourrir mieux, tout en réduisant de 40 % les émissions de gaz à effet de serre du continent, notamment grâce à un régime moins carné et à un changement de pratiques agricoles.

« Tout d’abord, il faut reconnecter les systèmes de cultures et d’élevage en redonnant une place très importante aux prairies naturelles et en réintroduisant dans les rotations culturales des plantes dites “légumineuses”, qui, en fixant l’azote atmosphérique, permettent de fertiliser les sols sans avoir recours aux engrais de synthèse. Ensuite, il faut un système promouvant une grande diversité biologique, du sol aux paysages. Un prérequis robuste pour y parvenir, c’est la sortie des pesticides : nous sommes aujourd’hui incapables de dire si une simple réduction, et si oui à quelle dose, permettrait de contrer la catastrophe qui vient en termes de biodiversité », détaille le chercheur.

De surcroît, le continent deviendrait moins dépendant des importations de soja sud-américain, par exemple, et continuerait à pouvoir exporter certains produits comme les céréales, les produits laitiers ou le vin. Une voie alternative alléchante pour les défenseurs de l’agroécologie, qui doit encore être étayée, notamment concernant les changements d’habitudes alimentaires ou les coûts. « Nous ne sommes pas encore capables de prédire quel sera l’impact sur le prix final des matières premières agricoles, mais tout porte à croire qu’il augmentera, même si la baisse radicale des intrants chimiques aura des effets bénéfiques », souligne Pierre-Marie Aubert. Une bonne chose pour les conditions de rémunération des agriculteurs, à condition que les consommateurs suivent le mouvement.


(1) Allemagne, Danemark, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni.

(2) Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.

(3) Publiée par la plateforme Pour une autre PAC et la Fondation Heinrich-Böll.

Écologie
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