Bébés sans bras : L’État se donne-t-il les moyens de découvrir pourquoi ?

Le premier rapport de l’enquête nationale lancée en octobre sur les nouveau-nés souffrant de malformations doit être publié début juillet. Depuis la révélation de ces cas, les méthodes et la diligence de l’agence Santé publique France sont mises en doute. Une question de démocratie sanitaire.

Ingrid Merckx  • 26 juin 2019 abonné·es
Bébés sans bras : L’État se donne-t-il les moyens de découvrir pourquoi ?
© crédit photo : BORIS HORVAT/AFP

Enfin les premiers résultats nationaux sur les bébés sans bras ? Le comité scientifique chargé par le ministère de la Santé d’enquêter sur les naissances d’enfants souffrant d’agénésie transverse des membres supérieurs (ATMS) doit remettre début juillet un rapport très attendu. « Je veux savoir, je pense que toute la France veut savoir », avait déclaré Agnès Buzyn le 21 octobre 2018 en lançant une enquête nationale sur plusieurs cas groupés de bébés sans bras, avec François de Rugy, ministre de la Transition écologique, et plus tardivement Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture. « S’en remettre à la fatalité n’est pas acceptable ! Nous allons lancer avec @agnesbuzyn une nouvelle enquête de l’@Anses et Santé publique France pour faire toute la lumière sur l’origine de ces malformations », tweetait François de Rugy. Les deux ministres embrayaient ainsi sur la demande publique de l’eurodéputée Michèle Rivasi (EELV) et des deux anciennes ministres de l’Écologie Delphine Batho et Corinne Lepage de poursuivre les recherches entamées par Santé publique France (SPF). Car l’instance avait pris la décision de les interrompre le 4 octobre, au motif qu’« il n’y avait pas d’explication commune à la survenue de ces malformations ». De quoi laisser les familles face à un mur.

Le 18 octobre, les trois parlementaires avaient dénoncé l’attitude des autorités sanitaires lors d’une conférence de presse. « Santé publique France dit assumer de ne pas chercher les causes des malformations survenues chez ces enfants. La ministre de la Santé Agnès Buzyn, qui a la tutelle sur Santé publique France, ne s’exprime pas sur cette question. Que veut-on cacher ? », avait attaqué Delphine Batho. L’enquête nationale finalement lancée par la ministre devait publier ses premiers éléments le 31 janvier. Le 30 janvier, quatre familles concernées dans le Morbihan ont écrit à Agnès Buzyn pour lui faire part de leur « impatience », réclamer du « sérieux » et de la « transparence », et s’étonner de l’absence d’enquête de terrain. Le 5 juin, le comité scientifique a annoncé qu’il recommandait une enquête de terrain. Un mois avant la remise du rapport, ce qui ne laisse guère de temps…

L’affaire des bébés sans bras soulève des questions de démocratie qui ne sont pas sans rappeler les errances des structures sanitaires autour de scandales du type Distilbène, Dépakine ou Mediator. L’alerte lancée sur des ATMS depuis 2011 par le Remera (registre des malformations en Rhône-Alpes) et notamment sa directrice, l’épidémiologiste Emmanuelle Amar, a mis en lumière des dysfonctionnements (1). Ce dossier pose aussi des questions de santé publique : quelles sont les causes de ces malformations ? Et si, comme certains le pressentent, il est démontré qu’elles sont d’origine environnementale, qu’est-ce qui est mis en œuvre pour les identifier, les stopper, les prévenir ?

Qu’est-ce que l’ATMS ?

L’agénésie transverse des membres supérieurs est une absence de formation d’une main ou d’un bras au cours du développement de l’embryon. La période de formation des membres supérieurs se déroule entre le 24e et le 56e jour de grossesse. Les mères d’enfants nés sans main, sans bras ou avec un bras tout petit en Rhône-Alpes ont répondu à des questions sur leur comportement à cette période : alimentation, prise de médicaments, déplacements, etc. Elles vivent en milieu rural, mais exercent des métiers différents, dont des emplois de bureau. Si elles ont été contaminées à ce moment de la grossesse, ce peut être via l’air, les sols, l’eau ou l’alimentation. Ce qui dérange notamment dans la découverte des cas groupés d’ATMS, c’est que certains n’ont pas été détectés à l’échographie mais découverts à la naissance.

Combien d’enfants concernés ?

C’est le nœud du problème : en 2010, le Remera a reçu des signalements concernant trois cas d’ATMS dans des villages voisins de l’Ain. Ils ont été signalés à l’Institut national de veille sanitaire (INVS, devenu Santé publique France en 2016). Le Remera a trouvé un cas antérieur (2009), puis quatre autres jusqu’en 2014. Soit huit dans sept communes voisines de l’Ain entre 2009 et 2014. Puis trois naissances de bébés sans bras ont été signalées en Loire-Atlantique dans un périmètre restreint entre 2007 et 2008, et quatre en Bretagne entre 2007 et 2014. Trois agrégats ou « clusters » d’ATMS, sur des temps délimités dans des zones rurales et éloignées, mettent la puce à l’oreille. Les onze nouveaux cas mentionnés dans l’Ain en octobre par SPF se sont révélés hors sujet et n’ont pas été versés au dossier. Il existe donc, pour l’heure, trois agrégats d’ATMS identifiés et quinze cas déclarés. Depuis la médiatisation de ces affaires, d’autres cas se déclarent, notamment trois autour de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône). Mais pas assez pour constituer des « clusters ».

Il existe en France six registres des malformations, dont quatre en métropole. Une bonne partie du territoire n’est pas couverte, ce qui peut faire redouter d’autres cas d’ATMS non répertoriés. En outre, toutes les personnes atteintes ne se signalent pas. Comment recueillir les données sur les malformations : faut-il un registre national ? une coordination de registres locaux ? un autre dispositif statistique plus adapté ?

Le nombre d’ATMS reste inférieur à la moyenne de naissances malformées par an, qui tournerait autour de 150. « Mais à partir de combien de cas juge-t-on légitime d’identifier une source de contamination ? » demande le toxicologue André Cicolella, président du Réseau environnement santé. « En matière de santé environnementale, raisonner en termes de nombre, c’est l’attitude de ceux qui disent “circulez, il n’y a rien à voir”. C’est admettre qu’on ne fait pas de prévention. »

Qui enquête ?

Deux comités ont été constitués par le ministère de la Santé. Le premier est un comité d’experts scientifiques (CES) dont la composition, rendue publique tardivement, a été décidée par SPF. « C’est donc l’instance mise en cause qui a choisi les scientifiques pour enquêter », souligne Emmanuelle Amar, qui avait demandé des « scientifiques indépendants ». Le CES rassemble vingt experts de huit domaines de compétence sous la présidence de la professeure Alexandra Benachi, gynécologue-obstétricienne à l’hôpital Antoine-Béclère (Clamart) et rattachée à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Ils se sont réunis trois fois depuis mars. Le deuxième comité dit d’orientation et de suivi (COS) réunit seize personnes, dont des représentants des familles, d’associations et de registres. Des membres du COS ont été auditionnés par le CES, mais les deux comités n’ont pas travaillé ensemble. « Le COS n’a pas eu un rôle majeur et n’a pas été associé », regrette Emmanuelle Amar. Quels moyens le CES s’est-il donnés ? L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) renvoie toute communication sur le cabinet de la ministre. Santé publique France ne répond pas.

Pourquoi le sujet fait-il polémique ?

Le silence alimente les critiques. « La doctrine de SPF n’est pas claire en matière de santé environnementale », avance André Cicolella, membre du COS. SPF a longtemps refusé une investigation au Remera au motif qu’il n’y avait pas d’« excès de cas ». SPF a validé le taux anormal d’ATMS en Loire-Atlantique et dans le Morbihan, mais a écarté toute « anomalie statistique » dans l’Ain en contestant la valeur scientifique des études du Remera. Lequel s’est vu supprimer ses financements par l’Inserm et la région Rhône-Alpes en 2017 et suspendre ceux de SPF en 2018. Désavouée par la décision du ministère de lancer une enquête nationale en octobre, SPF a révélé l’existence de onze nouveaux cas dans l’Ain, potentiellement vingt-neuf, ce qui pouvait discréditer le recensement du Remera. Mais le fichier de SPF contenait « 100 % d’erreurs », a riposté le Remera après examen. Et le discrédit s’est retourné contre SPF.

Des biostatisticiens sollicités par Le Monde ont également jugé que le rapport de SPF sur l’Ain contenait « des erreurs grossières » et « indignes (2) ». SPF est néanmoins restée aux manettes. Son directeur depuis 2014, François Bourdillon, qui a suivi le dossier des bébés sans bras, a quitté l’agence début juin.

L’« affaire » et le Remera ont deux autres adversaires déclarées : Catherine Hill, épidémiologiste et biostatisticienne à l’Institut Gustave-Roussy (Inserm), qui juge inutile la constitution d’un registre des malformations et estime qu’il s’agit d’expositions transitoires locales et « très probablement » non identifiables ; elle a été auditionnée par le CES et a mis en ligne sa contribution. Son point de vue, partagé par d’autres scientifiques, est notamment relayé par l’épidémiologiste Ségolène Aymé, qui a soutenu qu’Emmanuelle Amar n’était pas une « lanceuse d’alerte » dans un communiqué où elle a dénoncé les « mensonges » de la directrice du Remera et l’a accusée de « complotisme » et de « manipulation » des médias. Toutes deux travaillent pour l’Inserm, ex-cofinanceur du Remera.

Quelles causes envisagées ?

Le Remera a constitué un groupe pour travailler sur l’origine de « l’agent responsable » des ATMS. Un document du 9 avril explique que les irradiations et les projections oculaires et cutanées ont été écartées et qu’ont été retenues les voies respiratoires et digestives. Sept hypothèses émergent : un ou plusieurs pesticides récemment mis sur le marché ; l’utilisation d’un produit n’ayant pas reçu d’autorisation de mise sur le marché ou utilisé sans respect des consignes ; une contamination des eaux par rejets toxiques industriels ; un cocktail de produits phytosanitaires licites ou non, ou un produit dégradé « devenant teratogène » ; un produit issu de la contrebande et/ou de contrefaçon (14 % des produits épandus en France seraient issus de la contrebande) ; un produit testé sur une surface agricole ; enfin, un phénomène infectieux. La lettre de mission du CES et du COS évoque « un versant pharmacologique », des « expertises sur les rayonnements ionisants » et des « investigations locales supplémentaires en santé animale ». Problème : aucune substance tératogène connue n’aurait la capacité d’induire spécifiquement les malformations observées, a fortiori sans autres malformations associées. Ce qui fait porter les soupçons sur une substance non encore reconnue comme tératogène ou dégradée.

Quel impact ?

« Il faut changer de manière de raisonner, martèle André Cicolella. Il existe des groupes de pression, des lobbys et des études bidonnées, mais aussi des scientifiques qui réfléchissent à partir de normes obsolètes et des établissements publics qui ne se donnent pas les outils pour enquêter sur des expositions et des contaminations. » Selon le toxicologue, on continue à ne se fonder en France que sur les données épidémiologiques sans prendre suffisamment en compte les données toxicologiques. Au moment du Grenelle de l’environnement, il avait obtenu la création d’un Institut de veille environnementale, « qui aurait pu constituer une base de données mais est finalement passé à la trappe ». Du rapport du CES, il attend « des propositions pour qu’à l’avenir des situations comme celles des bébés sans bras puissent être analysées et évitées : on n’est pas au bout de la transformation de notre système de surveillance sanitaire ». Pour Michèle Rivasi, « il y a une enquête policière à mener : si des substances ont été mal utilisées ou ont été épandues alors qu’elles étaient interdites, il doit y avoir des traces de saisies, des stocks, des lieux de ravitaillement… » Mais les familles n’ont pas encore déposé de plaintes qui pourraient entraîner l’ouverture d’une instruction.


(1) « Quelle substance coupe les bras des enfants pendant la grossesse ? », _Politis, 22 octobre 2018.

(2) « Les mauvais calculs de Santé publique France », Le Monde, 16 octobre 2018.


Des villes sans perturbateurs endocriniens ?

« Cette charte n’est pas un label mais un engagement à agir. » Dans sa campagne « Villes et territoires sans perturbateurs endocriniens », le Réseau environnement santé demande aux édiles volontaires de faire des choix concrets pour limiter l’exposition de leurs administrés à ces substances chimiques. Dans l’année de sa signature, le maire doit fonder sa politique environnementale sur cinq mesures : « restreindre, puis à terme éliminer l’usage de produits phytosanitaires », « développer l’alimentation biologique », « sensibiliser la population à l’enjeu des perturbateurs endocriniens », « mettre en place des critères d’écoconditionnalité dans les contrats publics », « informer tous les ans la population sur les engagements pris ». Signe qu’une prise de conscience se propage au niveau local, la charte, lancée en octobre 2017, a été signée par près de 200 villes, communautés d’agglomération et régions, comme l’Occitanie ou l’Île-de-France. Les maires semblent répondre à leur échelle aux préoccupations des Français qui, pour 75 % d’entre eux, seraient favorables à l’interdiction par la loi des perturbateurs endocriniens avérés, selon un sondage Harris Interactive réalisé en 2015. En janvier dernier, l’État s’était engagé, par l’intermédiaire de l’Agence de sécurité sanitaire (Anses), à créer une liste des perturbateurs endocriniens selon trois catégories, « suspecté », « avéré », « présumé » d’ici à 2021.

Hugo Boursier