Les soins d’urgence, ou la gestion du manque de temps

Depuis près de trois siècles, la prise en charge humaine et médicale des détresses de tous ordres a évolué, jusqu’à se trouver mise en tension avec un impératif d’efficacité occasionnant de la souffrance.

Charles-Antoine Wanecq  • 10 juillet 2019
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Les soins d’urgence, ou la gestion du manque de temps
© photo : Un pompier sauve un enfant lors de la catastrophe du barrage de Malpasset, en 1959.crédit : AFP

La mobilisation actuelle des personnels soignants des urgences donne la parole à des acteurs discrets du système de soins français, et pourtant essentiels. En tant qu’historien, comment ne pas penser aux innombrables mentions d’interventions d’urgence qui parsèment la rubrique des faits divers des quotidiens locaux depuis le XIXe siècle, relatant que « le blessé a été transporté » – à la forme passive, comme si les personnes impliquées dans le sauvetage devaient nécessairement s’effacer devant le blessé ? Enquêter sur cet anonymat permet de dépasser le discours des médecins qui ont écrit l’histoire de l’organisation des secours en France en insistant sur leur rôle dans la mise en place des Samu (services d’aide médicale urgente) dès la fin des années 1960. Ce récit des « pères fondateurs » ne permet pas de saisir la diversité des acteurs impliqués dans la prise en charge des populations vulnérables, ni d’appréhender l’urgence comme le fruit d’une construction sociopolitique, nouvelle modalité de gestion du temps, qui dépasse la simple histoire médicale.

L’apparition d’une réflexion sur les soins d’urgence remonte au XVIIIe siècle, lorsque évolue la conception savante et anthropologique de la mort, qui n’apparaît plus comme un moment mais comme un processus contre lequel il est possible d’agir. Avant que le monde médical ne s’intéresse véritablement aux urgences, activité déconsidérée et scientifiquement mal délimitée, une pluralité d’acteurs est engagée dans la prise en charge des détresses. Ce sont donc souvent les forces de l’ordre qui interviennent lors des accidents et malaises sur la voie publique, en raison de leur maîtrise du temps et de l’espace. Les archives de nombreuses villes françaises révèlent que les commissariats sont équipés de brancards et de trousses de secours depuis la fin du XIXe siècle.

La police parisienne joue aussi un rôle d’intermédiaire avec le monde de la santé, en créant en 1928 le service de police-secours, qui complète le dispositif du service médical de nuit fondé en 1876 (en fonction jusqu’aux années 1970) : des médecins sont recrutés sur concours pour répondre aux appels nocturnes centralisés par la police, alors que le caractère très libéral de la profession la rend hostile à toute organisation de la garde avant les années 1950.

Si les urgences sont plutôt bien traitées en ville, il en va autrement dans les espaces ruraux, où les médecins sont plus rares et où la lutte contre la mort précoce repose aussi sur l’engagement de nombreux citoyens dans des sociétés de sauvetage depuis le XIXe siècle, pour faire face aux risques du quotidien. C’est l’augmentation rapide du nombre et de la gravité des accidents de la route dans les années 1960 qui participe ensuite à la prise de conscience décisive de la société civile et du corps médical d’un besoin nouveau en termes de soins d’urgence. En 1961, les seuils symboliques de 10 000 tués et de 200 000 blessés sont franchis. C’est aussi cette nécessité d’agir vite, plus particulièrement sur les routes isolées, qui conduit le ministère de l’Intérieur à former au secourisme les sapeurs-pompiers, jusqu’alors cantonnés à la lutte contre les incendies.

À son tour, le ministère de la Santé engage une politique de l’urgence fondée sur l’hôpital public, à une époque où les crédits abondants permettent d’ouvrir des services d’urgence et des Samu sur l’ensemble du territoire français, couvert au cours des années 1970. L’accueil des urgences à l’hôpital n’est pas une nouveauté – les accidentés du travail s’y présentaient déjà au XIXe siècle pour recevoir des soins urgents –, mais la définition réglementaire des services d’urgence à partir de 1965 contribue à l’affectation d’un personnel spécifique et à une visibilité accrue de ces unités. Cette réalisation majeure de l’État-providence consacre le droit à une prise en charge humaine et médicale des détresses de tout ordre. Très vite, cependant, les cas sont triés et hiérarchisés afin de garantir la prise en charge des urgences vitales, tandis que l’évaluation des services se fonde sur la mesure du temps de travail des soignants. La valeur des malades se trouve ainsi mise en tension avec l’efficacité des personnels. En définitive, cet impératif de maîtrise du temps, certes essentiel pour traiter les urgences vitales, se révèle tyrannique pour celles et ceux qui se consacrent à l’accueil inconditionnel des populations pour lesquelles l’hôpital apparaît souvent comme un ultime recours.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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