Gloires et déboires du « citoyennisme »

Bon an mal an, les instituions tentent de répondre à une aspiration politique de plus en plus prégnante.

Olivier Doubre  et  Erwan Manac'h  et  Roni Gocer  et  Vanina Delmas  • 16 décembre 2020 abonné·es
Gloires et déboires du « citoyennisme »
Une séance du « grand débat », le 13 février 2019, à la mairie du VIe arrondissement de Paris.
© Edouard Richard/AFP

Civic tech : Avec les technologies « civiques », la démocratie directe sans risque

Nouvel eldorado de la démocratie locale pour certaines villes, Internet devient un terrain prisé pour toutes les expérimentations en la matière. CitizenLab, -ConsultVox ou encore Fluicity : chaque mairie peut trouver en deux clics une solution numérique pour créer son site de participation en ligne. Même l’État s’est doté depuis novembre 2019 d’un « centre de conseil et d’expertise dédié à la participation citoyenne ». Dans cette forêt d’applications, la plus connue est sûrement le logiciel libre Decidim, financé et utilisé par la mairie de Barcelone, qui a été depuis adopté dans plus de 120 villes à travers le monde. « Ce sont des outils qui n’apportent qu’un pan de la réponse à l’envie de démocratie, ça reste secondaire », estime Élisabeth Dau, cofondatrice de la coopérative municipaliste Fréquence Commune. « Pour que ces outils soient vraiment démocratiques, cela nécessiterait que tous les citoyens aient un accès à Internet et qu’ils aient une aisance suffisante pour s’en servir. »

Pourtant, les « civic-tech » continuent de fleurir et semblent faire consensus au-delà des clivages politiques. Ainsi, à Orléans, fief du parti Les Républicains, il a été possible pour les habitant·es de soutenir, via la plateforme « Participons ! Orléans », l’installation de quelques bancs près de la place de l’Europe. Impossible en revanche pour les citoyens et les citoyennes de s’exprimer lorsque l’ancien maire Olivier Carré fait voter par le conseil municipal une augmentation de 300 % du montant de son indemnité d’élu…

Finances communes : Les budgets participatifs, l’horizontalité à peu de frais

Autrefois, le budget participatif pouvait être perçu comme une audace. Celle d’une poignée de municipalités innovantes s’inspirant d’une expérimentation menée à Porto Alegre en 1989. Depuis, l’initiative s’est exportée bien au-delà des côtes brésiliennes, notamment depuis que la Mairie de Paris a instauré un budget similaire en 2014. L’exemple parisien provoque alors un déclic : entre 2014 et 2020, le nombre de budgets participatifs passe de 7 à plus de 170 en France. Bien souvent, les sommes engagées restent cependant minimes, comme au Mans, où le budget participatif représentait 840 000 euros en 2019, pour un budget primaire la même année s’élevant à 230 millions.

Pour la politiste Jessica Sainty, de l’université d’Avignon, il s’agirait moins d’une question de montant que de procédure : « La concertation peut être basique : voter et proposer. Ce qui est plus rare, ce sont les projets où la municipalité associe les habitants à leur mise en place, y compris sur les aspects techniques. Pour certaines villes, c’est ainsi l’occasion de mêler l’expertise technique de leurs services à l’expérience des usagers. Pour d’autres, on a le sentiment que ce n’est qu’une manière de faire du citizen-washing. »

La Convention citoyenne pour le climat : Un « objet institutionnel non identifié »

La Convention citoyenne pour le climat (CCC) a déchaîné les passions politiques et médiatiques. Mais ce processus n’est pas une innovation macroniste. En Irlande, les délibérations d’assemblée citoyenne ont engendré des référendums et la légalisation de l’avortement ou du mariage pour tous. Sans oublier le G1000 belge en 2011 pour tenter de sortir le pays de l’impasse institutionnelle, ou encore l’Islande, qui a confié à une assemblée citoyenne le soin de penser une nouvelle constitution après la crise financière et politique de 2008. Deux échecs, notamment en Islande, car la droite revenue au pouvoir a tout balayé d’un revers de main.

Si cet « objet institutionnel non identifié » (1) était sûrement perçu comme un outil de communication par Emmanuel Macron, en quête de crédibilité sur le citoyennisme et l’écologie, il a permis de populariser cette démarche auprès du grand public. Dans une note récente (2), Thierry Pech et Clara Pisani-Ferry – qui ont vécu la CCC de l’intérieur – estiment que les conventions citoyennes sont « complémentaires du système électoral–représentatif » et devraient être dotées « d’une gouvernance propre, structurée, plurielle dans sa composition et autonome dans ses décisions vis-à-vis du commanditaire politique ». En France, des présidents de région et des maires en ont déjà lancé, comme en Occitanie, pour coconstruire un « Green New Deal » régional. À l’échelle nationale, une trentaine de citoyen·nes tiré·es au sort plancheront dès janvier 2021 sur la délicate question des vaccins.

(1) Selon l’analyse de Sébastien Treyer, directeur général de l’Iddri : billet de blog sur www.iddri.org.

(2) Convention Citoyenne pour le Climat : quelques enseignements pour l’avenir, pour le think tank Terra Nova.

Participation habitante : Kingersheim, un modèle à suivre ?

« On ne met aucun projet à l’agenda [du conseil municipal] sans qu’il y ait eu une séquence démocratique participative au préalable. » Cette déclaration de Jo Spiegel (1), faite à _Politis à l’issue de son cinquième (et ultime) mandat de maire, en février 2020, traduisait son refus de décider d’autorité, pour mieux amener ses administrés à participer aux décisions de sa commune. Pour mieux, également, les inciter à s’investir dans un processus de participation reposant sur des instances créées il y a plusieurs décennies.

Petite commune essentiellement pavillonnaire et située à quelques kilomètres de Mulhouse, Kingersheim est devenu, au fil des trente dernières années, l’un des laboratoires d’une démocratie participative effective, mobilisant ses concitoyens, en créant d’abord des instances de réflexion et d’action en ce sens. À l’instar de ses « états généraux permanents de la démocratie », chargés, depuis leur création en 2004, de coordonner les multiples – et régulières – initiatives de consultations et de codécisions portées par les habitants.

Ainsi, « lorsqu’un sujet émerge, exposait une habitante, vient qui veut aux premières rencontres pour délimiter l’espace sur lequel on va travailler et, ensuite, créer un conseil participatif, se déplacer sur le terrain, puis réfléchir avec l’aide d’experts et des services techniques de la mairie. Et l’on propose ensuite aux élus des solutions élaborées tous ensemble ». En dépit des difficultés intrinsèques aux exigences de toute prise de décision, c’est donc bien un processus collectif et démocratique qui s’impose.

(1) Il vient de publier Nous avons décidé de décider ensemble, préfacé par Raphaël Glucksmann, éditions de l’Atelier, 180 pages, 16 euros.

Innovations démocratiques : Les collectivités cherchent l’ouverture

La soif de participation nourrit un profond changement d’approche parmi les élus. Les listes citoyennes se multiplient et de nombreuses « innovations démocratiques » apparaissent (consultations en tous genres, comités de quartier, efforts de transparence, etc.). Ce mouvement se (re)structure depuis vingt ans et a vu émerger toute une flore de cabinets de conseil en démocratie locale et d’associations se consacrant notamment à la formation des élus.

Le degré de sincérité et de marketing politique de ces tentatives est très variable et les résultats de la participation citoyenne ne sont pas toujours pris en compte par les autorités locales. Pour la Scop Le Pavé, le processus reste souvent « descendant » et largement cosmétique : « Ce sont les concepteurs de l’action publique qui se livrent à des “exercices participatifs” dont ils tiennent les rênes, tant au niveau de la méthode que de la prise en compte des points de vue exprimés. » Ces expériences risquent même de pacifier les conflits sociaux, de flouter les lignes de front et, in fine, de dépolitiser l’action publique.

Beaucoup d’acteurs (notamment la 27e Région, Ti Lab, Demos Helsinki) en ont conscience et militent pour un changement de vision, vers une posture plus sincèrement coopérative et mieux connectée aux dynamiques de commun qui secouent la société civile, avec un souci de cohérence plus affirmé. Sur fond de crise du Covid-19, cette ambition doit, selon eux, se formuler comme un « nouveau contrat écologique et social ».

Gouvernance municipale : Saillans ou la nostalgie de la transparence

_« O__n n’a plus d’informations, plus le droit d’intervenir au conseil municipal. »_ La plainte est rapportée par Maud Dugrand (1). _« Une partie de la population regrette amèrement la transparence, pilier de l’équipe précédente. »_ Elle a accompagné cette « République de Saillans » installée en 2014 sur une proposition ébouriffante : « pas de programme, pas de candidats, la liste, c’est vous ! ». Mairie grande ouverte, comité de pilotage hebdomadaire accessible au public, qui définit les orientations de l’équipe exécutive, tirage au sort pour élaborer le plan local d’urbanisme, etc. Saillans a vécu en laboratoire foisonnant pendant six ans.

Mais aussi en surchauffe, face au considérable surcroît de travail occasionné par l’invention d’une gouvernance municipale participative. L’équipe a été battue en mars dernier. De justesse, certes (49 % contre 51 %), mais, à l’heure du bilan, elle reconnaît des faiblesses. « Le plus compliqué : la légitimation des décisions », résume Maud Dugrand. Quel équilibre entre participation des citoyen·nes et prise de responsabilité des élu·es ? « Il y a manqué de la norme. » La multiplication des réunions a découragé une partie du public. Un Observatoire de la participation accompagnait l’éthique du projet. « Mais l’idée est restée inaboutie. Il était constitué par cooptation, mais sur quels critères ? Pour décider quoi ? »

L’observatrice souligne aussi l’angle mort du manque de moyens : un unique chargé de mission, financé par la Fondation de France, pour accompagner l’énorme chantier de ce bouleversement civique. Et puis la réflexion collective sur les priorités de l’action n’a pas été soutenue par une ligne politique assumée.

Cependant la défaite de mars 2020 n’est pas vécue comme un échec, « plutôt un accident de parcours », traduit Maud Dugrand. Saillans a notamment inspiré la commune voisine de Dieulefit, où l’a emporté une liste citoyenne participative, « sur une ligne politique clairement affirmée : la transition écologique ».

(1) Autrice de La Petite République de Saillans. Une expérience de démocratie participative, éditions du Rouergue, 2020.

Société
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Gouverner sans chef, c'est possible
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