En Italie : scrutin municipal, enjeu national

Alors que les Italiens s’apprêtent à voter dans près d’un tiers des communes, cette élection revêt une importance cruciale pour le maintien du gouvernement du néolibéral Mario Draghi.

Olivier Doubre  • 29 septembre 2021 abonné·es
En Italie : scrutin municipal, enjeu national
La coalition gouvernementale, très large, dirigée par Mario Draghi, a essentiellement pour objectif de se maintenir en place.
© Russian Foreign Ministry / Sputnik via AFP

L’an dernier, Matteo Salvini, ex-ministre de l’Intérieur et dirigeant de la Lega (la Ligue), un parti d’extrême droite devenu national après avoir milité pour l’indépendance de la partie septentrionale du pays, la plus riche et industrialisée, tenait un meeting dans le quartier HLM de Pilastro, à la périphérie de Bologne, coincé entre une autoroute et une voie ferrée. Devant une foule de caméras et de riverains ravis de se muer en délateurs publics, il traverse un environnement dégradé et, guidé par une brave voisine, va sonner à l’interphone d’une famille tunisienne accusée de trafic de stupéfiants…

Une telle réunion eût été impensable quelques années plus tôt dans cette capitale de la très rouge Émilie-Romagne, bastion de la gauche depuis 1945. Haut lieu de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, la région fut en effet le laboratoire d’une administration redistributrice, notamment en matière sanitaire et sociale, particulièrement efficace dans un pays où c’est loin d’être le cas général, surtout au Sud. Les spectateurs français et italiens se souviennent sans doute des films autour de Don Camillo, qui se déroulaient dans cette région, où le curé, interprété par Fernandel, était bien seul face à la population d’un village presque entièrement communiste…

Après des décennies d’hégémonie du PCI, l’Émilie-Romagne demeure largement ancrée à gauche, malgré des reculs importants du Parti démocrate (PD), lointain héritier du PCI. Elle apparaît également comme un laboratoire politique susceptible d’ouvrir la voie aux grandes mutations des équilibres partisans au niveau national.

Un peu moins de 20 % des communes italiennes doivent élire leurs maires et conseils municipaux les 3 et 4 octobre puis, lors d’un éventuel second tour, les 17 et 18 octobre (seule la Calabre est aussi appelée à désigner ses responsables régionaux). Mais ces élections municipales revêtent cette année une importance cruciale, au moins parce que les plus grandes villes sont concernées : Rome, Milan, Bologne, Turin, Naples, Trieste, Salerne…

Les sondages donnent en tête les deux principaux partis d’extrême droite au niveau national : en premier lieu, Fratelli d’Italia (dont le nom reprend les deux premiers mots de l’hymne national), ouvertement postfasciste, puis la Ligue de Matteo Salvini, bien que sa popularité ait été écornée après son passage au ministère de l’Intérieur et son échec à être nommé président du Conseil, du fait du retournement d’alliance du Mouvement 5 étoiles (M5S).

Les formations « antisystème » sont écartelées entre responsabilités et populisme.

À Rome et à Bologne, les listes emmenées par le PD semblent en bonne posture. Avec la particularité, à Bologne, chef-lieu romagnol, de concourir en étant allié avec le Mouvement 5 étoiles, comme dans la coalition nationale soutenant l’actuel gouvernement dirigé par Mario Draghi, ex-président de la Banque centrale européenne et ancien responsable « Europe » de Goldmann Sachs… À Rome, en revanche, la liste de l’édile en place, Virginia Raggi (M5S), concourt seule face à un candidat du PD bien placé. Elle avait emporté la municipalité haut la main il y a cinq ans, mais sa gestion calamiteuse laisse un bilan teinté d’amateurisme peu reluisant.

La coalition gouvernementale au pouvoir, très large, pour ne pas dire opportuniste, allant de formations à la gauche du pâle Parti démocrate jusqu’à la Ligue (extrême droite), a essentiellement pour objectif de se maintenir en place. En divisant autant que faire se peut ses opposants. Ainsi, au sein du M5S, une partie des dirigeants joue aujourd’hui la carte institutionnelle – alors que le parti était né d’une posture « antisystème ». Ils promeuvent une solide alliance avec le PD pour conserver leurs postes au gouvernement, dans une tradition transformiste très italienne où tout est bon pour se maintenir au pouvoir.

De même, à l’extrême droite, les dirigeants de la Ligue en fonction (ses quelques ministres ou secrétaires d’État, mais surtout les responsables de régions, provinces ou communes) semblent de plus en plus éloignés de Matteo Salvini, qui mène, lui, une campagne toujours plus à droite, anti-immigrés et « antivax ». Et ces élus ne cachent presque plus leur souhait de voir les très discrets candidats « salviniens » échouer. Pour mieux se débarrasser de l’ex-homme fort du parti, une fois les élections passées…

C’est tout le paradoxe de ce scrutin que de voir les deux formations d’extrême droite, pourtant en bonne place dans les sondages, être ainsi marginalisées. À tel point qu’elles risquent de ne remporter aucune grande ville. Plus largement, les formations « antisystème », des postfascistes au M5S en passant par la Ligue, semblent écartelées entre leurs élus en responsabilités et leurs leaders populistes qui multiplient les effets de manche devant les caméras.

Dans cette partie de billard à plusieurs bandes, l’Union européenne (dont l’Italie est membre fondateur et la troisième économie, après l’Allemagne et la France) joue un rôle crucial en tant que pourvoyeuse de fonds pour redresser l’économie du pays, mise à mal par la crise du covid. L’Italie compte en effet beaucoup sur Bruxelles – et tout particulièrement sur ses aides et fonds structurels en direction des collectivités locales. Le fait que son Premier ministre ait présidé la Banque centrale européenne n’est d’ailleurs pas le moindre atout à cet égard. La stabilité de l’exécutif à Rome est donc nécessaire pour garantir l’arrivée des fonds de Bruxelles et leur bonne utilisation. À l’approche des élections municipales, les patrons italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en réservant le week-end dernier une ovation à Mario Draghi à la tribune de la Convention annuelle de la Confindustria (le Medef italien).

Le PD a repris son rôle central dans le jeu politique italien.

L’implication de l’UE dans le jeu politique trans-alpin est déterminante, particulièrement au moment où Angela Merkel s’apprête à quitter ses fonctions et où l’avenir d’Emmanuel Macron est incertain. Outre la présence de Mario Draghi comme président du Conseil des ministres, celle de Davide Sassoli (PD) au poste de président du Parlement européen et celle de Paolo Gentiloni, dernier président démocrate du Conseil (2016-2018), comme commissaire aux affaires économiques et à l’union douanière sont des atouts majeurs. Ce dernier est d’ailleurs pressenti pour occuper de plus hautes fonctions à Bruxelles.

Il est donc capital pour la classe dirigeante italienne d’éviter que les élections législatives portent au pouvoir une extrême droite populiste et très anti-européenne, qui rapprocherait l’Italie de la Hongrie de Viktor Orbán, de l’actuel gouvernement polonais et d’autres pays d’Europe centrale aux tendances autoritaires. La stabilité de l’exécutif ne saurait être ébranlée par ces scrutins locaux des 3 et 4 octobre. Car un autre enjeu approche : l’élection du futur président de la République italienne, prévue au début de l’année 2022, sachant que Sergio Mattarella, en fonction depuis 2015, ne briguera pas un second mandat. La fonction est, certes, surtout honorifique, mais, du fait de l’instabilité politique croissante, sa principale attribution, qui le désigne pour appeler le futur président du Conseil, est devenue des plus importantes… Le nom de Mario Draghi avait été évoqué, mais cela provoquerait des élections anticipées, susceptibles de bouleverser les équilibres en place. D’où le retour du « Professore », Romano Prodi, lui-même ancien président du Conseil, mais surtout ex-président de la Commission européenne…

On voit ainsi combien le Parti démocrate a repris son rôle central dans le jeu politique italien. Classé au centre-gauche, il est paradoxalement censé assurer la stabilité au pouvoir du néolibéral Mario Draghi. Le PD est animé par la volonté de conserver (comme à Bologne) ou de reconquérir (à Rome) la gestion de grandes villes, pour faire barrage au danger de l’extrême droite, déjà en passe de remporter la bataille pour « l’hégémonie culturelle » – comme l’aurait dit jadis le fondateur du Parti communiste italien, Antonio Gramsci. Mais aussi pour affirmer son implantation locale, avec une ligne plus à gauche dans les collectivités territoriales, capable d’emmener des coalitions allant du M5S jusqu’à des formations plus radicales, « rouges-vertes », issues de mobilisations citoyennes et associatives – comme à Bologne, avec un candidat issu du mouvement coopératif –, pour porter des revendications écologistes et sociales.

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