Célestin Freinet : Quand l’école punissait les rouges

Le pédagogue Célestin Freinet fut victime d’une cabale au sein de l’institution scolaire en raison de son engagement communiste. Cette affaire éclaire les accusations visant aujourd’hui l’« islamogauchisme » et le « wokisme ».

Laurence De Cock  • 2 mars 2022
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Célestin Freinet : Quand l’école punissait les rouges
© Engeell / Wikimedia Commons

Une petite musique se fait entendre depuis des mois dans l’Éducation nationale et l’Université : l’institution serait gangrenée par des « islamogauchistes », des « wokistes » animés par l’envie d’en découdre avec les valeurs de la République. Ce n’est pas la première fois que l’institution se fabrique des ennemis intérieurs. Dans les années 1930, le « wokiste » était rouge : l’instituteur·trice communiste, soupçonné·e de vouloir faire entrer le bolchevisme dans la grande maison. La surveillance des enseignants est une préoccupation depuis que l’école publique s’institutionnalise. La peur de la manipulation des enfants est naturellement avancée, mais c’est surtout la volonté de mise au diapason républicain qui explique ce zèle de surveillance. En 1922, une circulaire appelle à « réprimer toute manifestation contraire aux institutions républicaines ». Ce pourquoi les communistes, davantage tournés vers le drapeau rouge que les symboles républicains, sont particulièrement ciblés. L’administration n’hésite pas alors à s’allier à la police pour régenter des opérations de surveillance étroite d’enseignants fichés comme potentiellement dangereux.

Une image de premier plan

Le 25 mars 1938, un jeune photographe est chargé par le magazine Regards de couvrir la grève des métallurgistes de Citroën. Il prend le cliché d’une femme qui harangue ses camarades d’atelier. Cette photo, vous la connaissez sans doute. Et pourtant elle ne fut pas publiée dans le reportage de 1938, Willy Ronis étant déçu par son premier tirage. Quand elle sort enfin, lors d’une rétrospective en 1980, elle devient immédiatement iconique. Car, pour une fois, c’est une oratrice qui occupe le centre de l’image et des ouvrières qui l’écoutent, quand les photographies du monde et du mouvement ouvrier montrent le plus souvent des hommes. Le beau livre de Tangui Perron retrace l’histoire de cette image, mais aussi celle d’une ouvrière, d’une militante, d’une grève et d’un photographe.

À cet égard, l’« affaire Freinet » est particulièrement révélatrice. Célestin Freinet, instituteur à Saint-Paul, dans les Alpes-Maritimes, s’était construit une réputation nationale et internationale de pédagogue après avoir introduit dans ses classes la technique de l’imprimerie, à partir de textes libres d’enfants destinés à circuler dans le village puis dans d’autres écoles par le biais de correspondances. En 1932, un texte d’élève fait scandale. L’enfant y racontait un rêve dans lequel il était question du meurtre du maire. Ce dernier, très conservateur, proche de l’Action française, lance une cabale contre l’instituteur. L’affaire est médiatisée et remonte jusqu’au ministère lui-même, qui la suit de près. C’est que Célestin Freinet est déjà fiché comme communiste. Depuis 1930, il fait l’objet de rapports réguliers par les services de police. Le 10 juillet, le sous-commissaire spécial écrit ainsi au préfet des Alpes-Maritimes : « Il passe à Saint-Paul comme étant un agent officiel des soviets. » Sont particulièrement scrutées les correspondances scolaires que ses élèves entretiennent avec des écoles russes. Les courriers sont systématiquement ouverts mais, problème, les renseignements ne trouvent jamais rien de concluant. Ce n’est pas faute de tout tenter. Ne se ferait-il pas de l’argent sur le dos de la coopérative laïque en vendant ses revues ? N’obligerait-il pas des enfants à travailler illégalement dans son imprimerie ? Qui sont ces personnes inconnues, donc suspectes, qui lui rendent régulièrement visite à Saint-Paul ?

Les archives départementales fourmillent de rapports, comptes rendus de réunions politiques et hypothèses farfelues. Il faut à tout prix démontrer que Célestin Freinet mène une propagande bolchevique auprès de ses élèves. Mais personne n’y parvient. Souvent, l’administration s’impatiente, mandate des inspections. En vain. La coopération étroite entre la police et l’institution scolaire donne lieu à des courriers frôlant la paranoïa, comme ce 5 décembre 1934, où le préfet écrit au ministre de l’Éducation : « Il est à noter, surtout, que l’action de M. Freinet s’exerçant dans les milieux scolaires est de nature à contaminer les collègues restés sains. » Tout cela pourrait ne rester qu’à l’état de grotesque, mais ce harcèlement permanent finit par convaincre le couple formé par Célestin et Élise Freinet de quitter l’école publique et de fonder sa propre école. Les dossiers des archives montrent également que nombre de militants communistes ont été l’objet d’un même traitement. On peut citer l’institutrice Madeleine Faraut ou encore l’instituteur Virgile Barel.

Peut-on conjuguer le militantisme politique et l’enseignement ? Freinet et ses camarades ont écrit maintes fois qu’ils étaient soucieux de la neutralité auprès des enfants. L’activité politique en dehors de la classe n’a jamais sous-tendu une quelconque propagande en classe. Mais les phobies de l’institution, couplées à un partenariat trop étroit avec la police, fabriquent des vérités alternatives qui affaiblissent l’école publique.

  • Laurence de Cock prépare un ouvrage sur Célestin Freinet dans les années 1930, à paraître aux éditions Agone.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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