En Corse, une « autonomie » tant désirée… et toujours refusée

Plutôt que de miser sur une baisse des consommations pour se passer du gaz et du pétrole russes, les pays européens leur cherchent des substituts et se tournent vers d’autres pays exportateurs.

Olivier Doubre  • 6 avril 2022
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En Corse, une « autonomie » tant désirée… et toujours refusée
Des affrontements avec la police dans les rues d’Ajaccio, lors d’un rassemblement pro-indépendance, le 3 avril.
© Pascal POCHARD-CASABIANCA/AFP

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, sensible aux revendications régionalistes qui avaient eu le vent en poupe durant les années 1970, permit à la Corse, avec un statut adopté dès 1982, d’être la première collectivité à expérimenter la décentralisation en France. Mais la « question corse », incluant la reconnaissance d’un « peuple corse »avec sa langue, sa culture et son histoire – réclamée vigoureusement alors par le Front de libération nationale corse (FLNC, mouvement indépendantiste armé créé en 1976) –, ne fut donc pas réglée pour autant, malgré cette première organisation administrative novatrice. En 1991, le statut dit « Joxe-Rossi » fait de la Corse une « collectivité territoriale à statut particulier », s’inspirant en partie de celui de la Polynésie, ce Territoire d’Outre-Mer (TOM) où l’autonomie, certes limitée, est sans doute l’une des plus larges conçues dans le cadre de l’État unitaire français. Même si ses « actes administratifs » de compétences territoriales adoptés à Papeete, intitulés « lois de pays », ne s’appliquent effectivement qu’après leur transposition votée par le Parlement français.

Le 9 mai 1991, une décision du Conseil constitutionnel censure l’un des premiers articles de ce statut (pourtant intégralement voté par le Parlement français), qui reconnaissait « le peuple corse, composante du peuple français » (reprenant là une délibération de l’Assemblée territoriale de Corse de 1988), considérant que la Constitution française ne concevait que le seul « peuple français ». Une question quasi sémantique, pour ne pas dire symbolique, puisque la Constitution (notamment en ses articles 72 et suivants) reconnaît « au sein du peuple français les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». Populations… et non pas peuple.

Le statut de l’île de Beauté a ensuite évolué jusqu’à l’institution d’une unique Collectivité de Corse (CDC) et l’entrée en fonction de ses responsables après de premières élections en décembre 2015, quand Gilles Simeoni est élu à la tête de l’exécutif de la CDC. Maire de Bastia depuis 2014, il est à la tête d’une coalition nationaliste, principalement composée des autonomistes de son parti, Femu a Corsica, alliés aux indépendantistes de Corsica Libera, emmenés par Jean-Guy Talamoni, qui devient alors président de l’Assemblée de Corse. Reconduite en 2017, cette coalition remporte deux tiers des sièges à l’Assemblée, face à une opposition exclusivement de droite. En 2021, avec 60 % de participation, la victoire des autonomistes de Gilles Simeoni est encore plus nette, son parti obtient la majorité absolue, avec 32 sièges. Les deux principales formations indépendantistes, dont les listes ont fusionné au second tour et qui siègent désormais dans l’opposition territoriale, n’obtiennent que huit sièges, la droite stagnant avec 17 sièges (et 32 % des suffrages). Dans la majorité territoriale ou non, la « famille natio » compte donc plus de 72 % des sièges (et 67 % des voix).

72 % des élus territoriaux sont pour revendiquer une « autonomie de plein droit ».

Ces 72 % d’élus territoriaux sont donc d’accord a minima pour revendiquer une « autonomie de plein droit et de plein exercice », cœur des revendications de Gilles Simeoni, c’est-à-dire une « autonomie législative » dans les matières qui seraient de compétence régionale (en dehors des domaines régaliens que conserverait l’État). Or c’est là le principal point d’achoppement entre la majorité absolue des élus de la CDC et Paris, arc-bouté sur la traditionnelle conception jacobine (même si décentralisée) de son organisation administrative et de ses collectivités locales au sein d’une République une et indivisible. Près de quarante ans après la première action nationaliste armée en août 1975 à Aleria, conduite par l’autonomiste Edmond Simeoni (père de Gilles, décédé en 2018 et considéré comme le « père » du nationalisme corse), le FLNC a, du fait des victoires électorales toujours plus larges des « natios » et leur accession à des fonctions électives, annoncé « la cessation de toute action militaire ». La « famille » nationaliste, toutes tendances confondues, investit massivement et volontairement les institutions représentatives et décide d’emprunter la voie institutionnelle, pacifique et démocratique. Pourtant, Paris continue d’ignorer les revendications nationalistes, alors qu’il aurait pu là s’appuyer sur leur tendance plus modérée. C’est-à-dire les autonomistes.

« Mépris institutionnel »

Un exemple particulièrement flagrant de la surdité parisienne, sinon de son refus à un dialogue institutionnel apaisé, voire constructif, apparaît d’emblée sur l’une des prérogatives dévolues à la CDC. L’actuel statut de la Corse permet à son Assemblée de transmettre à Paris des « propositions » d’adaptations (régionales) des normes (nationales) en vigueur. Une compétence, certes limitée, mais insérée dans le Code des collectivités locales, dont a voulu user la majorité nationaliste dès son arrivée aux responsabilités. Or, non seulement de telles initiatives depuis fin 2015 n’ont jamais abouti concrètement, mais le pouvoir hexagonal n’a jamais pris la peine d’y répondre, ni même d’en accuser réception ! « On peut clairement ici parler de discourtoisie, sinon d’un mépris institutionnel assez évident », souligne Wanda Mastor, professeure agrégée de droit constitutionnel et directrice du Centre de droit comparé de l’université de Toulouse-Capitole. Et comme le souligne un membre du cabinet d’un des responsables nationalistes à la CDC, « au bout d’un moment, sans même un accusé de réception, on se lasse, et on cesse alors d’envoyer quoi que ce soit. »

Enjeu : reconnaître les spécificités insulaires sans remettre en cause le « pacte girondin » français.

Après les affrontements de rue particulièrement violents qui ont suivi l’agression mortelle d’Yvan Colonna, Emmanuel Macron dépêche en urgence son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, pour tenter d’apaiser la situation dans l’île. Et le ministre de prononcer le mot « autonomie », jadis tabou à Paris, pour une possible évolution institutionnelle de la Collectivité unique. Gilles Simeoni s’emploie alors à prendre le ministre au mot. Mais celui-ci, clairement freiné par le président de la République, fait rapidement marche arrière avant de remonter dans son avion. Pourtant, une véritable autonomie législative, « de plein droit et de plein exercice » comme le revendiquent Gilles Simeoni et ses alliés, serait-elle toutefois envisageable dans le cadre de la Contitution de la Ve République ? Le ministre Darmanin a bien évoqué un alignement de la Corse sur le statut de la Polynésie et d’autres territoires d’outre-mer. Voire l’adoption d’un statut ad hoc, ou sui generis, censé convenir à l’île de Beauté.

Wanda Mastor a récemment rendu un rapport à la CDC (après avoir jadis contribué aux travaux préparatoires du statut « Joxe-Rossi » en 1991), qui examinait quel véritable statut d’autonomie (législative, en dehors des domaines régaliens) pourrait être envisagé dans le cadre constitutionnel français (1). Non sans s’intéresser aux modèles des collectivités locales existant dans les autres pays européens, souvent voisins, en particulier ceux des réalités insulaires en Méditerranée. Si la France s’est construite avec sa tradition centralisatrice, dans un système « qui s’est sans doute trop rigidifié, confondant indivisibilité et uniformité », ses voisins, parfois qualifiés d’États « régionaux » comme l’Italie (et ses « régions à statut spécial » comme la Sardaigne ou la Sicile) ou plus encore l’Espagne et ses « collectivités autonomes », ont choisi une voie tout autre. Mais recherchant une voie médiane, plus à même de correspondre à l’organisation française, la chercheuse s’est penchée sur le cas du Portugal, qui est comme la France un État centralisé. Or, celui-ci reconnaît une large autonomie (législative) à ses îles de Madère et des Açores, « en raison du seul “fait insulaire” » et leur permet, « sans toucher aux domaines régaliens, de s’administrer dans des domaines de compétences précisées, sous le contrôle de la justice constitutionnelle de l’État central ». C’est pour elle un modèle qui pourrait apaiser la difficile et lourde relation entre Corse et métropole, sans remettre en cause le modèle hexagonal qui, avec le « pacte girondin » décentralisateur des années 1980, a déjà su assouplir ses traditions jacobines vieilles de plus de deux siècles. Puisqu’il s’agit, comme le souligne Wanda Mastor, « d’adapter celui d’une subsidiarité au plus près des territoires, afin de permettre une meilleure gouvernance de ceux-ci, au-delà du romantisme éventuel de la formule de l’autonomie, avec des effets juridiques véritables qui prennent ainsi mieux en compte leurs intérêts spécifiques ». Que craint donc Paris ?

Pourtant, les blocages demeurent solides. Alors qu’une réunion entre les élus de Corse et Gérald Darmanin était (étrangement à l’avant-veille du premier tour de la présidentielle) prévue vendredi 8 avril, elle a subitement été annulée, après les violences constatées dans les rues d’Ajaccio, dimanche 3 avril. « Personne n’a donné l’autonomie, personne n’a engagé l’autonomie », a ainsi déclaré Emmanuel Macron, président et candidat à un nouveau mandat à l’Élysée, sur France Inter lundi matin 4 avril, démentant toute ouverture sur cette question, pourtant vantée par son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à Ajaccio le 16 mars dernier. Paris veut-il encore une fois prouver sa capacité à jouer d’une poigne de fer ? Sur ce dossier, le gouvernement, faute d’une ligne politique claire, cherche à gagner du temps. À quelques heures de la présidentielle, l’urgence est pour lui d’attendre.

(1) Publié en mars dernier dans un ouvrage spécifique : Vers l’autonomie. Pour une évolution institutionnelle de la Corse, Wanda Mastor, Ajaccio, éd. Albiana, coll. « Prova », 264 pages, 18 euros.

Retrouver nos entretiens avec Gilles Simeoni, président de l’exécutif de la Collectivité de Corse, et Jean-Guy Talamoni, ancien président de l’Assemblée de Corse et dirigeant du parti indépendantiste Corsica Libera.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 9 minutes
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