Portrait – Romain: Entre cravates et gilets jaunes

Diplômé de l’École des mines en maths appliquées et statistiques, Romain Boucher a finalement renoncé à son poste de data scientist dans un cabinet réputé. Il alerte désormais sur les conséquences sociales et écologiques des nouvelles technologies.

Vanina Delmas  • 20 juillet 2022 abonné·es
Portrait – Romain: Entre cravates et gilets jaunes
© Montage Politis, photos Vous n’êtes pas seuls et Yann Castanier/Hans Lucas/AFP

Romain porte la même chemise que du temps où il était data scientist. Mais il a retroussé ses manches pour construire un ajoupa, une hutte traditionnelle en bambou et palmes de cocotier, en Martinique. Le basculement dans sa vie professionnelle et personnelle s’est produit en 2020, après trois années au sein du cabinet de conseil Sia Partners, à construire des modèles statistiques pour faire de la prévision, classifier et valoriser des données… Pourtant, data scientist était qualifié de « job le plus sexy du XXIe siècle » par la Harvard Business Review en 2012 et incarnait la quintessence du métier d’avenir, du progrès. Les datasciences, le machine learning et l’intelligence artificielle sont à la mode quand Romain mène ses études à l’École des mines de Saint-Étienne, entre 2014 et 2017. Ingénieur en maths appliquées, il espère utiliser ses compétences pour améliorer les services publics et servir l’intérêt général. « Je m’étais fixé certaines limites, je ne voulais travailler ni dans la finance, ni dans l’armée, ni dans le marketing et la publicité. »  Ses premières missions sont plutôt satisfaisantes puisqu’il crée des modèles statistiques pour différents acteurs de la distribution d’électricité et de gaz afin de mieux prévoir la consommation d’énergie, d’analyser les usages pour viser une tarification plus juste. Au fil des années, et en particulier avec le premier mandat d’Emmanuel Macron, qui promeut la start-up nation, de plus en plus d’administrations publiques louchent sur les savoir-faire du big data et lancent des appels d’offres. « Mission après mission, je réalise que je participe à des projets qui ont toujours les mêmes objectifs : soit préparer le terrain à des coupes budgétaires, soit préparer de la surveillance, du flicage. Ou bien n’être qu’une vitrine pour montrer que les commanditaires maîtrisent ces technologies. » Il se souvient en particulier de sa prestation pour l’organisme de la Sécurité sociale gérant les chèques emploi associatif. Pour soulager les pics d’appels et ne plus recourir aux CDD et à l’intérim, un responsable chargé de l’innovation a eu l’idée de mettre en place un robot pour répondre aux questions récurrentes. « Certes, le projet était ludique et grisant sur le plan technique. Mais remplacer des êtres humains qui répondent au téléphone participe à la détérioration du service public. Et tout cela parce qu’une personne s’est dit que ce serait bien vu par la hiérarchie… »

Parallèlement à cette prise de conscience progressive, les mouvements sociaux, notamment les gilets jaunes, provoquent un électrochoc politique dans la tête de Romain. Le cabinet de conseil se situe quasiment sur les Champs-Élysées. La révolte sociale est à portée de regard mais le fossé entre les costards-cravates et les gilets jaunes ne se résorbe pas. « Mes collègues de l’époque regardaient BFM TV en boucle à la cafèt’ mais n’arrivaient pas à saisir ce qui se passait dans le pays, et ça me posait vraiment question. La dissonance cognitive déjà latente devient alors béante. »

Changer les choses de l’intérieur est impossible. Romain décide de démissionner en 2020, alors qu’il coche toutes les cases du jeune promis à une carrière brillante. Il profite du confinement pour lire et pour écrire un rapport d’une soixantaine de pages (1) afin de « fournir une critique la plus radicale possible venant de l’intérieur, une sorte de sabotage idéologique de ce qui reste à défaire ». Mais aussi expliquer à ses anciens collègues ce qu’il a ressenti, l’hypocrisie du « data for good », démystifier les fantasmes autour du solutionnisme technologique, dénoncer les impacts de l’intelligence artificielle sur l’environnement et le vivant.

« Déserter n’est pas une résignation. C’est un acte politique, celui de ne plus être soi-même nuisible, de se réapproprier son temps, son énergie, et les mettre au service des luttes pour rendre possibles d’autres modalités d’existence. » Romain a cofondé l’association Vous n’êtes pas seuls, avec Jérémy, qui travaillait dans la finance de marché, et Mathilde, auparavant logisticienne au sein du Programme alimentaire mondial de l’ONU. L’association tente de créer une constellation de personnes renonçant aux métiers ancrés dans cette société industrielle qui participe au désastre du monde en suivant trois axes : renoncer aux fausses solutions, notamment technologiques, en témoignant et en lançant l’alerte ; lutter contre des grands projets inutiles ; participer à la restauration du monde naturel. Depuis, Romain a suivi un master en histoire des sciences, des techniques et des savoirs à l’EHESS, et passe du temps en Corse à s’adonner au maraîchage, à des travaux de subsistance alimentaire ou artisanaux. Il se réapproprie les savoirs vernaculaires de l’île. Se déconnecter de la start-up nation pour se reconnecter au vivant.

(1) « D’un peu de lucidité sur les ravages du techno-libéralisme », vous-netes-pas-seuls.org

Société
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