Jean-Pierre Vernant : l’éveilleur s’en est allé

Jean-Pierre Vernant, professeur au Collège de France, est mort mardi 9 janvier à 93 ans. Philosophe, grand résistant et communiste atypique, il a profondément renouvelé l’étude de la Grèce antique, notamment grâce au comparatisme et à l’anthropologie historique.

Olivier Doubre  • 18 janvier 2007 abonné·es

Fin 2004, à l’occasion de la parution du second tome de ses mémoires, la Traversée des frontières – qu’il savait son « dernier » livre –, Jean-Pierre Vernant nous avait reçus [^2] dans sa maison emplie de livres à Sèvres. Il s’y est éteint le 9 janvier dernier. Impressionnant autant par sa taille que par son érudition, il accueillait le visiteur avec chaleur et une grande simplicité avant de glisser, généralement au bout de quelques minutes, à un tutoiement « fraternel » qui mettait formidablement à l’aise son interlocuteur. Frappé ces dernières années par de nombreux deuils, il avait évoqué durant l’entretien, les larmes aux yeux, les grandes figures intellectuelles qu’il avait côtoyées, dont beaucoup furent ses pairs « au Collège » (de France). Ainsi Bourdieu, Foucault, Dumézil, Barthes formaient-ils « ce groupe où [il] se situai[t] » , ajoutant dans un demi-sourire : « Ça fait du monde, non ? »
L’amitié et la fraternité comptaient pour Jean-Pierre Vernant parmi les valeurs les plus essentielles, et ce depuis son plus jeune âge. Il est né à Provins en 1914, son père meurt au front dès 1915, et sa mère décède quelques années après. Il est donc élevé dans cette petite ville avec son frère aîné, Jacques, et de nombreux cousins, au sein d’une famille engagée à gauche. Son grand-père dirigeait en effet le journal local, le Briard, républicain, dreyfusard et anticlérical. Aussi Jacques et Jean-Pierre n’auront-ils de cesse de se montrer dignes de cet héritage politique et intellectuel. Ils s’orientent vers la philosophie et, après l’Ecole normale supérieure, sont reçus tous deux majors à l’agrégation, respectivement en 1935 et 1937.

Les années 1930 au Quartier latin sont, là encore, placées sous le signe de l’amitié. Tout en lisant passionnément Platon, celui que tous appellent « Jipé » milite avec une bande de copains (dont Lucie et Raymond Aubrac, Simone Weil et Victor Leduc) au sein des organisations de gauche et fait souvent le coup de poing contre les étudiants de l’Action française. Après sa mobilisation durant la « drôle de guerre » , il est nommé en zone libre professeur au lycée Fermat de Toulouse, où enseigne celui qui devient l’un de ses maîtres, Ignace Meyerson, le fondateur de la psychologie historique. C’est à ses côtés que, dès l’été 1940, il s’engage dans la Résistance, au sein du réseau Libération-Sud. Il y retrouve les époux Aubrac et Leduc. Deux ans plus tard, à 28 ans, il devient responsable en Haute-Garonne de l’Armée secrète (qui vient de réaliser l’unité de tous les mouvements clandestins), puis, à la fin de l’hiver 1944, le « colonel Berthier », qui commande la région « R4 », soit neuf départements du Sud-Ouest. Les derniers mois sont alors « une terrible épreuve psychologique » d’où sont exclus « tout compromis, toute échappatoire » . Mais, à nouveau, la Résistance – ce « creuset » où se construisait « quelque chose de commun » – évoque aussi pour lui une fraternité indissoluble avec « les copains » .
À la Libération, Jean-Pierre Vernant adhère à nouveau au parti communiste, qu’il avait quitté indigné par le pacte germano-soviétique. Il tient alors la rubrique de politique étrangère dans Action, journal proche du PCF, issu de la Résistance, dirigé par Victor Leduc, auquel il a sauvé la vie les armes à la main en 1943. Mais, témoin du dogmatisme sectaire qui s’installe à tous les niveaux du Parti, il rallie assez rapidement les rangs de l’opposition interne, ces « termites » comme les appelle la direction, et ne reste plus que pour « empoisonner » celle-ci ! Jusqu’en 1970, il espère encore pouvoir « faire bouger les choses » de l’intérieur, ne renouvelant sa carte que « pour tous les copains avec lesquels [il a] été dans la Résistance » et qui souhaitent le même changement.

Cependant, tout en demeurant très engagé politiquement (notamment contre les guerres d’Indochine et d’Algérie), Jean-Pierre Vernant est surtout « pris par son travail scientifique » . Il a en effet cessé d’enseigner la philosophie pour rejoindre le CNRS en 1948 – date du début de la guerre froide et de la mise au pas jdanovienne des partis communistes du monde entier ! Il se « réfugie » alors littéralement en Grèce ancienne, au sein d’une discipline « en mouvement » , notamment sous l’impulsion de celui qui devient son « second maître » , Louis Gernet. D’une immense érudition, à la fois philosophe, sociologue et helléniste, celui-ci tient à l’École pratique des hautes études, suivi par une « poignée » de chercheurs, « la plupart non hellénistes » , un séminaire le jeudi, qui devient alors « jour de grande fête intellectuelle » . Balayant de nombreux sujets, du droit aux grandes légendes, des institutions du mariage ou de la propriété aux questions religieuses, « Gernet pouvait envisager l’homme grec total » .
Quand celui-ci meurt en 1964, Jean-Pierre Vernant, qui a déjà publié, deux ans auparavant, un premier livre très remarqué, les Origines de la pensée grecque, décide d’institutionnaliser le rendez-vous hebdomadaire initié par son maître. Cette expérience de réflexion collective est fréquentée par de plus en plus d’historiens, de philosophes ou de philologues : Claude Mossé, Nicole Loraux, Alain Schnapp, François Hartog ou Hélène Monsacré… Sous la direction de Jean-Pierre Vernant, le « Centre » – auquel Pierre Vidal-Naquet propose le nom de Louis-Gernet – acquiert très vite une réputation mondiale, certains spécialistes anglo-saxons des civilisations anciennes parlant même à son propos de véritable « École de Paris ». Ses chercheurs y inventent peu à peu les règles d’un comparatisme qui remet en question les « frontières » autant disciplinaires que géographiques. Jean-Pierre Vernant, dans un hommage à Louis Gernet, expliquait ainsi sa démarche : s’interroger « non certes sur l’homme, mais sur la mentalité particulière des hommes, des groupes humains qui les ont mis en œuvre » et chercher à « pénétrer ce que furent leurs modes de pensée, leurs cadres et outils intellectuels, leurs formes de sensibilité et d’action, leurs catégories psychologiques » . Ainsi voit-on poindre ce que l’indianiste Charles Malamoud considère comme l’apport majeur de Jean-Pierre Vernant, c’est-à-dire l’idée d’une « anthropologie historique » couplée au comparatisme entre civilisations : Amérique précolombienne, Inde ancienne, Afrique, Moyen-Orient, Grèce ancienne, Rome…

Ce travail en commun permit donc un profond renouvellement des études sur les sociétés anciennes, où Jean-Pierre Vernant, comme il nous le déclarait en 2004, fit aussi figure d’ « éveilleur » . Une bonne partie de l’œuvre de ce grand spécialiste des mythes, impossible à résumer vu son ampleur, provient en premier lieu des recherches qu’il a menées au Centre Louis-Gernet. En 1998, revenant sur son itinéraire de chercheur, il déclarait : « J’ai étudié la Grèce ancienne pendant plus d’un demi-siècle : sa religion, sa littérature, ses institutions, ses arts plastiques, ses sciences, sa philosophie. J’ai essayé, pour mieux comprendre, de me faire grec au-dedans de moi, dans mes façons de penser et mes formes de sensibilité. Quelles leçons en ai-je retenu ? D’abord l’exigence d’une totale liberté d’esprit : aucun interdit, aucun dogme, en aucun domaine, ne doivent faire obstacle à une recherche critique, une enquête a priori. » C’est certain, après Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant va nous manquer.

[^2]: Cf. Politis n° 827 du 25 novembre 2004.

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