« Dans toute communication, il y a l’attente de reconnaissance »

Héritier de l’École de Francfort, le philosophe Axel Honneth travaille
à l’élaboration d’une « nouvelle théorie critique » pour notre temps. Deux de ses ouvrages viennent enfin d’être traduits en français.

Olivier Doubre  • 15 mars 2007 abonné·es

L’un des principaux apports de votre travail est le concept de reconnaissance préexistant à tout rapport entre deux êtres. Qu’entendez-vous exactement par ce terme ?

Axel Honneth : J’ai commencé à penser le concept de reconnaissance dans le sillage du travail d’Habermas. Je pars de l’idée que, dans toute forme de communication entre deux personnes, il y a toujours l’attente réciproque et préalable d’être reconnu par l’autre. En termes de théorie sociale, je considère que nous devrions comprendre la société capitaliste moderne comme intégrant les trois grands principes de la reconnaissance qui gouvernent nos existences : l’amour , qui exprime la reconnaissance dans la sphère privée ; le droit , c’est-à-dire la reconnaissance des autres en tant que sujets détenteurs de droit ; enfin, le principe de l’estime sociale, qui implique de respecter et d’estimer les autres du fait de leur contribution par leurs actes à la vie de la société. Mais je pense aussi que beaucoup de conflits dans nos sociétés, aujourd’hui, ont pour objet les différentes interprétations possibles de tels principes : certains groupes sociaux luttent ainsi pour en faire admettre des conceptions élargies, plus ouvertes ou plus inclusives. C’est, selon moi, le cas du mouvement féministe aujourd’hui ou, jadis, du mouvement des droits civiques aux États-Unis, qui se battent pour une extension des interprétations de ces principes fondamentaux.

Vous donniez l’an dernier une interview au « Monde » pendant le mouvement contre le CPE, dont les manifestants exprimaient selon vous une forte « attente de reconnaissance ». Pensez-vous que ce concept puisse être une arme pour ceux qui formulent des revendications face au néolibéralisme ?

J’en suis convaincu. Je n’aurais pas passé tant de temps à développer ce concept de reconnaissance si je ne pensais qu’il peut aussi être une arme théorique pour ceux qui souffrent du « mépris » induit par les conditions de vie de notre temps. Ce fut même l’un des points de départ de cette entreprise théorique. Mais je pense aussi que les organisations syndicales ou les mouvements sociaux se trompent en exprimant leur « sentiment d’injustice » et leurs attentes uniquement en termes d’intérêts. C’est une erreur souvent commise par le mouvement ouvrier que de ne pas souligner le caractère moral de ses objectifs. Il est selon moi très important que le mouvement social donne une justification morale à ses revendications. Je suis donc convaincu que le registre moral du concept de reconnaissance est le langage adéquat à utiliser pour des attentes de reconnaissance bafouées en permanence dans nos sociétés.

Habermas, après avoir travaillé sur les rapports sociaux, a développé sa théorie de la communication, où le conflit social perd progressivement de l’importance. Vous le réintroduisez largement dans votre élaboration d’une « nouvelle théorie critique ». Vous définiriez-vous comme un « habermassien de gauche » ?

Tout à fait, je me définis souvent ainsi ! Je dirais que je reste surtout proche du premier Habermas, et beaucoup moins de ses derniers écrits, qui, selon moi, évoluent vers un certain conservatisme. Bien sûr, Habermas ne saurait être qualifié de conservateur, et demeure un penseur de gauche, mais une tendance à la résignation, voire à un certain renoncement, est apparue progressivement dans son travail. Cela provient sans doute d’une volonté de sa part d’harmoniser ses idées théoriques en leur donnant la structure d’un système complet. Mais je crains que cela n’ait eu pour conséquence chez lui de ne plus parvenir à maintenir un contact serré avec les évolutions de la société.

Or, ce que j’ai appris très tôt ­ notamment chez Foucault, pour qui j’ai éprouvé un grand intérêt à la fin de mes études, mais aussi chez Bourdieu ­ est l’importance de la conflictualité dans la vie sociale, ce qu’Adorno, Horkheimer et Habermas se sont peu à peu mis à ignorer. Je crois en effet que le conflit appartient structurellement à la société, et que l’autre face de la communication trouve justement sa véritable expression dans le conflit. Alors que, longtemps, la « théorie critique » a eu tendance à ignorer en partie la persistance du conflit dans nos sociétés, cette idée hégélienne de lutte pour la reconnaissance a été pour moi un moyen de réintroduire ensemble ces deux aspects dans la « théorie critique ».

Vous consacrez votre dernier livre au concept de réification, très présent chez Lukács. Lors d’une conférence à Paris il y a quelques jours, vous expliquiez que ce concept a aussi nourri votre pensée sur « le plus grand mystère anthropologique du XXe siècle qu’est l’Holocauste ». Pourquoi ?

Je dois préciser que mon intérêt actuel pour le concept de réification ­ c’est-à-dire le fait de considérer l’autre, et parfois soi-même, comme une chose ­ provient, non pas de phénomènes du passé (comme l’Holocauste), mais d’abord de ma volonté de comprendre certaines tendances de nos vies aujourd’hui. Je pense notamment à celles inscrites dans le néolibéralisme, comme par exemple la marchandisation, qui oblige chacun à se présenter de façon permanente sur le marché du travail comme quelqu’un de flexible, sans cesse capable de faire ce qu’on attend de lui.

Ce sont ces tendances actuelles qui m’ont conduit à raviver ce concept de réification, cher à Lukács et à la tradition marxiste, où la reconnaissance préalable de l’autre comme un être humain disparaît dans les sociétés capitalistes. Mais, en développant cette idée, je me suis aperçu que cela pourrait aussi m’aider à comprendre ce qui demeure le grand mystère du XXe siècle, c’est-à-dire les conditions qui ont rendu possibles les meurtres de masse. En effet, pour participer à un meurtre de masse, il faut pouvoir oublier, face à un autre être humain, de reconnaître en lui l’autre vous-même.

Le résultat de ce livre a donc été cette surprise : celle de ne pas se limiter à clarifier certaines de nos conditions de vie actuelles, mais aussi de contribuer à résoudre une part du mystère anthropologique du siècle dernier.

Idées
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