Vote communautaire : mythe ou réalité ?

S’il est inexact de parler de votes homogènes déterminés par les origines ou la religion, des tendances se dessinent. Nicolas Sarkozy inquiète les musulmans. Et rassure de plus en plus au sein de la communauté juive organisée.

Alain Lormon  et  Léonore Mahieux  • 12 avril 2007 abonné·es
Vote communautaire : mythe ou réalité ?

Va-t-on, pour la première fois, vers un vote communautaire arabo-musulman ? « Non, répond sans hésitation le philosophe Mohammed Taleb, président de l’association Ishtar [^2], car il faut faire la différence entre l’acte de voter pour tel ou tel candidat et les valeurs qui conduisent à cet acte. Il n’y a pas de vote communautaire pour un candidat, d’abord parce qu’il n’y a pas d’instance capable d’influencer ou d’imposer ce choix. Mais il peut y avoir des valeurs communes qui débouchent sur des choix différents. C’est l’articulation entre une revendication politico-juridique d’égalité et de refus des discriminations, et une revendication de diversité culturelle. » Sur ces valeurs, observe le philosophe, « il y a de plus en plus un ciment communautaire. Cela peut conduire souvent à des votes José Bové, mais aussi Ségolène Royal, sans adhésion à son discours, plutôt pour s’opposer à Sarkozy. Cela peut conduire aussi à un vote Marie-George Buffet, dans des cités de forte tradition PC » .

Illustration - Vote communautaire : mythe ou réalité ?

Meeting de Ségolène Royal à Marseille le 22 mars.
AFP/ANNE-CHRISTINE POUJOULAT

Même constat pour Houria Bouteldja : « Il n’y a pas de vote communautaire, c’est très hétérogène. » Pour la porte-parole des Indigènes de la République, on ne distingue pas de tendances politiques spécifiques aux Français de confession ou de culture musulmane. « J’ai l’impression que les gens sont déboussolés. Beaucoup qui étaient prêts à voter José Bové ont été déçus par sa campagne. D’autres, en se livrant à des calculs pragmatiques pour sanctionner les grands partis finissent par faire le choix de voter Bayrou. »

Un vote individualisé, c’est aussi le sentiment de Zouina Meddour, présidente de France-Palestine solidarité et directrice de la maison de quartier des Tilleuls au Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis. « Les gens parlent beaucoup des élections. Parmi ceux issus de l’immigration, preuve de l’intégration, toutes les tendances sont là : UDF, Buffet, Bové. C’est complètement éclaté. » Zouina Meddour évoque l’UMP pour mieux l’écarter : « Certains soutiennent une candidature Sarkozy ; ils sont dans une logique de protection pour eux-mêmes, pensant qu’ils ont passé la barre et qu’ils ne seront pas touchés par les restrictions de droits des lois Sarkozy. Ils se trompent : ces lois cassent aussi les droits existants. Mais ces électeurs ne sont pas les plus nombreux. Il existe une grande peur que Nicolas Sarkozy arrive au pouvoir. »

Saïd Branine, directeur de la rédaction d’Oumma.com, site d’information sur la communauté musulmane ­ l’oumma ­, créé en 1999, confirme : « Je ne vois pas qui pourrait voter Sarkozy, à part quelques « beurs de service ». C’est le candidat qui fait vraiment peur. Dès que l’on met en ligne un article le concernant, tout le monde se lâche ! [Le site annonce six millions de visiteurs mensuels, NDLR.] Les deux mots qui reviennent tout le temps sont « peur » et « islamophobie », notamment à la suite des propos qu’il a tenus sur TF1. Il a cru à un moment qu’en mettant en place le Conseil français du culte musulman, il aurait le vote des musulmans. Mais le CFCM est totalement discrédité. »

À gauche, le Parti socialiste semble aussi hors jeu : « Les beurs ont été très déçus par le PS, qui a beaucoup instrumentalisé l’antiracisme et les beurs, constate Saïd Branine. Même si Ségolène Royal dit qu’elle veut faire de la politique différemment, elle reste associée au PS. » Du coup, c’est François Bayou qui semble tirer son épingle du jeu. « Certains se disent qu’il vaut mieux faire perdre les grands partis et donc voter Bayrou » ­ une sorte de vote utile par défaut pour Houria Bouteldja, qui rappelle la position des Indigènes de la République : « Sanctionner les grands partis au pouvoir depuis 25 ans, le PS et toutes les droites. »

Sur Oumma.com aussi, le nom de François Bayrou revient fréquemment. « Pour échapper au duo Sarko-Ségo , explique Saïd Branine. La tendance qui se dégage est soit un vote Bayrou, soit un vote pour une partie de la gauche altermondialiste version José Bové. » Car, si l’éclatement de la gauche antilibérale est la grande déception, José Bové reste le plus cité de tous les candidats. « S’ils avaient réussi à s’unir, ils auraient raflé la mise dans les banlieues , regrette Zouina Meddour *. Nous sommes très déçus qu’ils n’aient pas réussi à s’entendre à ce niveau de décision. On a raté quelque chose, ce n’est pas normal. »*

José Bové , constate Saïd Branine, « est la personnalité la plus ouverte. Et il a pas mal de relais dans les banlieues via des associations musulmanes laïques. Il a aussi pris des positions très claires sur le voile en manifestant contre la loi ». Zouina Meddour évoque aussi le facteur Proche-Orient : « José Bové est celui qui se mouille le plus sur cette question, quand il condamne la politique israélienne. » C’est d’ailleurs, selon elle, le manque de clarté de Marie-George Buffet sur ce sujet qui lui porte préjudice. Saïd Branine nuance toutefois l’importance du thème : « Il y a une partie de cet électorat pour qui la question du Proche-Orient est importante, mais les premières préoccupations des citoyens français de confession ou de culture musulmane, ce sont le logement et le travail. » Le cinéaste Samir Abdallah est d’accord : « Les gens se posent la question de l’après-élection : comment créer une situation dans laquelle ils trouveront un espace pour se faire entendre. »

Un vote éclaté, donc, que l’on retrouverait aussi dans la communauté noire. Ainsi, Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), a lancé lors des seconds États généraux consacrés à la lutte contre les discriminations, samedi, à Paris : « Le vote noir n’appartient à personne. » Le Cran, qui avait interpellé les candidats pour qu’ils s’engagent à lutter contre les discriminations par des mesures concrètes, comme la mise en place de statistiques de la diversité et la création d’un corps d’inspecteurs de la lutte contre les discriminations, n’a donné aucune consigne de vote. Mais Patrick Lozès a conclu la journée de débat par cette invitation : « Quel que soit le candidat, demandez-vous d’abord s’il servira la cause des Noirs. » Demandez-vous d’abord s’il mettra en place les conditions nécessaires à une lutte efficace contre les discriminations ? On retrouve le souci de l’après-élection évoqué par Samir Abdallah.

On peut évoquer, comme le fait Mohammed Taleb pour les électeurs arabes et musulmans, une absence de « vote communautaire mais des valeurs communes qui débouchent sur des choix différents ». Toutefois, si le Cran rassemble des centaines d’associations aux sensibilités politiques différentes, le choix, samedi, était limité. À l’exception de Dominique Voynet, aucun candidat n’a répondu présent à l’invitation des États généraux. Une absence qui vient confirmer ce que dénonce le Cran : « Les Noirs de France sont invisibles en tant que groupe social. » Il semble qu’ils soient aussi invisibles pour les candidats en tant qu’électorat potentiel.

Plus structurée, la communauté juive fait nettement mouvement vers la droite depuis le début des années 2000, qui mêlent des événements de la société française et du Proche-Orient. Une journaliste de Libération notait dans son compte rendu du dernier dîner du Conseil régional des institutions juives de France (Crif) que Nicolas Sarkozy « avait été accueilli en héros ». Pour beaucoup de juifs communautaires (organisés ou influencés par les organisations communautaires), le candidat de l’UMP est celui qui assure la sécurité contre l’antisémitisme et est le plus proche de la politique américaine au Proche-Orient. Au cours du dîner du mois de janvier, Roger Cukierman, président très droitier du Crif, a pu à la fois affirmer la « neutralité » de son organisation à la veille des échéances électorales et « donner acte au gouvernement des progrès accomplis dans la lutte contre l’antisémitisme ». Suivez son regard. Cet hommage au ministre de l’Intérieur et candidat ne pouvait passer inaperçu. De son côté, l’influente Union des patrons et des professionnels juifs de France (UPJF) a décerné en 2006 à Nicolas Sarkozy le prix de « l’homme politique de l’année ».

L’inquiétude gagne d’ailleurs les milieux intellectuels proches du parti socialiste. Certains d’entre eux, dont l’ancien président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), Patrick Klugman ; Laurent Azoulai, président du Cercle Léon-Blum ; et Jean-Michel Rosenberg, président du Cercle Bernard-Lazare, s’en sont émus dans une pétition qui débute par ces mots : « Il se passe quelque chose. Ce « quelque chose », nous le ressentons comme la prise d’otage de notre communauté aux termes d’une propagande habile qui voudrait que les Juifs de France aient choisi unanimement un candidat à l’élection présidentielle ». Le choix de l’adverbe « unanimement », même récusé, laisse paraître l’ampleur de l’OPA sarkoziste sur une grande partie de la communauté. Les auteurs invoquent Léon Blum pour rappeler la tradition de la communauté et cette « triple fierté d’être Français, socialistes et juifs » .

[^2]: Ishtar est une association de promotion de la culture arabo-musulmane.

Politique
Temps de lecture : 8 minutes