Tournée générale

L’association « la Tablée des chefs » réunit la fine fleur de la gastronomie québécoise autour d’une même action sociale, tournée vers la redistribution alimentaire. Une leçon de solidarité.

Jean-Claude Renard  • 31 mai 2007 abonné·es
Tournée générale

En guise d’amuse-bouche, une huître du Maine surmontée de suprêmes d’agrumes. Soit une explosion en bouche d’iode et de végétal. Puis, au bout d’un bâtonnet de glace, un rectangle de foie gras caramélisé, rehaussé de mangue fraîche et de hareng fumé râpé. À suivre par un méli-mélo de couteaux de mer et champignons shimegi ; un pétoncle princess (des îles de la Madeleine) associé à la pomme cortland et une mousse d’estragon ; un cerf de Boileau à la chair fine, cuisiné au gras de canard et servi saignant ; un sorbet bleuet et éclats de cassis…

Telle est la carte de Toqué ! , le restaurant de Normand Laprise, dans le quartier du Vieux-Port de Montréal. Laprise, chef de file de la cuisine contemporaine québécoise, transcendant les produits du cru (et du voisin) avec une technique parfaitement maîtrisée, qui s’amuse des accords, rebondit sur les couleurs, alterne les textures. Un arc-en-ciel savoureux, trempé d’imagination et de fraîcheur.

Illustration - Tournée générale


La Tablée des chefs développe aussi des ateliers d’apprentissage dans les quartiers défavorisés. LUDOVIC LACROZE.

Normand Laprise était, non sans hasard, le porte-drapeau du volet gastronomique du dernier festival « Montréal en lumières », organisé chaque année, dans la dernière décade de février, livrant le dynamisme d’une ville multiethnique, conviviale. À l’image du casseroleur : Normand Laprise est aussi la tête d’affiche de l’association la Tablée des chefs <www.latableedeschefs.org>, créée en 2002, sous la houlette de Jean-François Archambault (voir entretien ci-contre).

Une association qui se veut le moteur d’implication des cuisiniers et des pâtissiers au Québec. Soit un lien entre la restauration de haute voltige et une redistribution de plats via la banque alimentaire (baptisée Moisson), destinée aux plus démunis. Où l’on rencontre, autour de Normand Laprise, Jean-Luc Boulay, François Blais, Éric Villain, Anne Desjardins, Mario Julien, Patrice Demers, Jean-Pierre Curtat, Gilles Herzog, ou encore Martin Picard, cet autre feu follet de la table. La fine fleur de la gastronomie québécoise réunie autour d’une même cause sociale. Bénévolement. Pour Normand Laprise, cela répond à une évidence : « On ne peut pas cuisiner dans nos établissements luxueux et rester indifférents à l’extérieur. »

L’implication joue sur plusieurs niveaux. À commencer par la distribution des surplus : à chaque événement, à chaque cocktail organisé dans leur établissement, les cuisiniers sont engagés à livrer à la Tablée des chefs tout surplus de production plus ou moins mal estimée par le client. C’est bien simple : quand, pour une réception de prestige où cent personnes sont invitées, soixante-dix se présentent, la différence tombe dans l’escarcelle de l’association. Par ici les petits plats mitonnés dans les grands.

Deuxième volet de l’engagement des chefs, celui de la préparation de repas, toujours au profit de la Tablée. Une évidence : dans ces établissements gastronomiques, on pare, apprête, lève, coupe et découpe volailles, viandes et poissons. Dans l’assiette, les plus belles pièces. Reste encore de pleins paquets de morceaux, moins nobles, plus modestes et tout à fait comestibles. De quoi faire bouillir une autre marmite. Les casseroleurs affiliés à la Tablée se sont ainsi engagés à fournir entre 400 et 1 000 plats par mois. Des plats confectionnés, congelés et remis à chaque passage de la Tablée. Au menu, potage, parmentier de cerf, lasagnes, pâté chinois au canard confit, ragoût de porc aux légumes, sauces d’accompagnement et desserts divers… Aux dons des restaurateurs s’ajoutent ceux des écoles hôtelières, engagées dans un pareil élan de solidarité, à hauteur de 60 000 plats par an.

Enfin, troisième volet, le transfert des connaissances culinaires vers les milieux défavorisés. Dans cet esprit, s’inscrivent des vacances pour des enfants de familles démunies, encadrés par des chefs, au prochain été. Le motif reste culinaire. Pour Normand Laprise, « il s’agit, dans un premier temps, de faire savoir qu’on peut correctement manger en cuisinant simplement un navet ou une pomme de terre. Dans un second temps, c’est offrir la perspective d’un métier, celui de cuisinier, qui n’exige guère d’années d’études, mais demeure un métier d’avenir, valorisant » . Valorisé aussi dès lors qu’il prend le rythme imprimé par Normand Laprise. Qui peut aussi bien présenter une époustouflante composition florale dans un jus acidulé autour d’un foie gras de canard poêlé et se soucier d’un crève-la-faim. Plus que s’en soucier, le servir, revenant au sens même du terme cuisinier, celui qui cuisine pour nourrir l’autre.

Il n’existe pas d’équivalent en France à la Tablée des chefs. La France, pays de cocagne, science de gueule. Probablement parce que les chefs français, calés dans leur suffisance, sont assis sur leurs étoiles, leurs relais et châteaux. En cela, les Québécois sont un exemple. À suivre.

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