La salope

Bernard Langlois  • 5 juillet 2007 abonné·es

« Salope » est le féminin de « salaud » , qui longtemps s’est écrit « salop. »

Si j’en crois mon Dictionnaire des injures de la langue française , qui recense et définit pas moins de 9 300 gros mots, c’est une insulte qui équivaut à « traître », « faux jeton » ou « fumier » . Mais il peut avoir aussi une connotation vaguement admirative, le plus souvent à caractère sexuel ( « Ben, mon salaud ! » peut s’accompagner d’un sifflement approbateur, un « grand salaud » peut être dit d’un homme à femmes, un « vieux salaud » a souvent la main baladeuse…), et c’est encore plus vrai au féminin : qu’on pense à Guy Bedos feuilletant Play-Boy : « Ouah, la salôôôôôpe ! » Le caractère injurieux du terme « salope » est en revanche nettement accentué lorsqu’il s’adresse à un homme : « Il va sans dire que traiter de salope un représentant du sexe fort, c’est manifester à son égard un mépris total et particulièrement offensant » , puisque l’affront met en cause, « en même temps que sa droiture, sa virilité et l’orthodoxie de sa vie sexuelle » [^2].
).

Ce qui n’est pas le cas dans l’affaire dont nous parlons et qui agite présentement le landerneau.

Deux mecs qui en croisent un troisième à l’entrée du Palais-Bourbon. Ils sont visiblement d’humeur badine : la vie est belle, ils viennent tous les trois d’être élus députés (réélus pour deux d’entre eux, le troisième est un bleu), peut-être même qu’ils sortent de table, va savoir, et qu’ils ont un coup dans l’aile ?

« Voici le gars qui a battu Comparini », dit le premier, hilare (c’est Renaud Muselier, un marrant, député des Bouches-du-Rhône, UMP), au deuxième (Patrick Devedjian, un puissant, député, président du conseil général des Hauts-de-Seine, UMP, formation dont il est aussi le secrétaire général), en lui présentant le troisième (Michel Havard, un débutant, nouveau député du Rhône, UMP, et tombeur, donc, de la députée sortante Anne-Marie Comparini, ex-UDF aujourd’hui MoDem). « Ah, cette salope ! » , répond l’autre, l’air tout aussi réjoui. Échange de petits machos ordinaires, dans le vocabulaire ordinaire d’un milieu où le parler cru est la règle (croyez pas que c’est réservé aux salles de garde), sauf quand on va faire le beau à la télé.

Manque de pot, justement, la télé était là : une caméra d’une chaîne lyonnaise (TLM) qui suivait les premiers pas au Parlement du jeune élu de Lyon. Les images, et l’injure, courent désormais sur le Net [^3].

Terrain glissant

Pas vraiment de quoi fouetter un chat.

Que les néo-gaullistes aient une vieille dent contre Anne-Marie Comparini, qui a naguère (courageusement) contré Charles Millon (ex-ministre de la Défense du gouvernement Juppé), qui voulait gouverner la région en alliance avec le Front national ; qu’elle ait ainsi permis à terme la victoire des socialistes, qui depuis s’y incrustent ; qu’elle continue, en suivant Bayrou, à jouer les perturbatrices dans le prochain match pour la mairie de Lyon, guignée par Perben : tout cela est connu et justifie amplement que les sarkozystes la considèrent comme traître à leur cause, c’est-à-dire une « salope » (voir plus haut). Croyez-vous qu’on soit plus amène, au PS, avec les Besson et autre Kouchner ? Mais voilà : en oubliant la caméra ­ ou en ignorant sa présence, puisqu’elle suivait les deux autres ­, Devedjian s’est aventuré en terrain glissant. Malgré des excuses publiques ( « Ce n’est pas ce que j’ai pu dire de plus brillant ! » , en effet…), le nouveau patron des Hauts-de-Seine et du parti majoritaire s’est accroché une énième casserole aux basques, lui qui n’en avait pas vraiment besoin pour asseoir sa réputation, sa jeunesse « occidentale » et ses amitiés interlopes y suffisant bien.

Pas de quoi fouetter un chat, vraiment ? Je suis sûr que certains (et peut-être surtout certaines) d’entre vous vont me reprocher une indulgence qu’ils jugeront coupable.

Je pense pourtant que l’émoi provoqué par cette affaire ­ des Chiennes de garde au président de la République, tout le monde a cru devoir donner son avis, ce que je fais aussi ! ­ est très significatif de ce petit théâtre où se joue la politique spectacle : on s’excite sur quelques répliques d’un jeu de rôles où chacun joue le sien, les choses sérieuses se passant ailleurs. Il n’est même pas sûr que Devedjian pense un seul instant que Comparini soit une salope : il fait un mot, entre copains. Et même s’il l’avait pensé : « Quand je tance avec mon valet, je tance du meilleur courage que j’aye, ce sont de vrayes et non feintes imprécations ; mais, cette fumée passée, qu’il ayt besoin de moy, je luy bien feray volontiers ; je tourne à l’instant le feuillet. Quand je l’appelle un badin, un veau, je n’entrepren pas de luy coudre à jamais ces tiltres… » ( Essais , Livre Premier, chapitre XXXVIII, Montaigne.)

Et quand Coluche nous traitait d’ « enfoirés » , hein ? Coluche, vous savez bien, l’homme à la « salopette » !

Liberté d’expression

Plus important, me semble-t-il, que le vocabulaire gaillard de notre personnel politique, la crise de la presse et les menaces sur la liberté d’expression.

­ Dans une « note sur la situation de L’Humanité » diffusée le 29 juin auprès des responsables fédéraux du PCF, Patrick Le Hyaric, le directeur du quotidien, ne cache rien des difficultés endémiques du titre, qui aurait besoin de vendre « au moins 12 000 exemplaires/jour » supplémentaires pour équilibrer. Il confirme que la vente du siège, à Saint-Denis, est très sérieusement envisagée pour recapitaliser l’entreprise (nécessité au regard de la loi) et échapper au dépôt de bilan.

Les rédactions respectives des deux quotidiens économiques nationaux Les Échos et La Tribune se sont mises en grève pour protester : la première, contre le projet de rachat du titre par le milliardaire Bernard Arnault, patron de LVMH et de… La Tribune , son principal concurrent ; la seconde, contre l’éventualité d’une vente précipitée du titre par son propriétaire actuel, Bernard Arnault. Lus dans les milieux politiques, économiques, syndicaux, les deux journaux ont reçu de nombreux soutiens de tous bords ; pas sûr que ça suffise à entraver la marche des affaires !

Le Monde cherchait encore, ce lundi, une sortie de crise, suite à la démission forcée de Jean-Marie Colombani, soutenu par les actionnaires extérieurs mais banni par les personnels du groupe ; la solution semblait avoir été trouvée par la désignation d’une nouvelle direction bicéphale qui faisait consensus. Patatras : c’est le blocage au conseil de surveillance, où Alain Minc a raté d’une voix sa reconduction au poste de président mais… a été reconduit quand même (là encore, les actionnaires extérieurs, Perdriel en tête, tentent d’imposer leur volonté contre les personnels, quitte à violer les statuts !). De la troïka qui fit longtemps la pluie et le beau temps au Monde , l’affairiste Minc [^4] reste seul en piste ­ triste sire qui s’accroche contre la volonté de toute une rédaction ­, pour combien de temps encore ?

­ Schneidermann viré de France 5 pour « faute lourde » (!) et son émission « Arrêt sur Images » (seule émission de décryptage des médias) supprimée, malgré des dizaines de milliers de signatures de soutien ; et suppression aussi, à France Inter, de l’excellente « Bande à Bonnaud », pareillement soutenue par les auditeurs et sans doute pour le même résultat ( « trop élitiste », paraît-il, selon la direction), voilà qui sent la reprise en mains par des camarillas médiatiques toutes dévouées au nouveau pouvoir politique, pas sûr qu’il ait même besoin de demander [[Quelques différences entre les deux affaires : autant Bonnaud et sa bande ont reçu le plein soutien des personnels de France Inter (qui ont même fait une grève de protestation), autant les syndicats de France 5 ont pris leurs distances d’avec un Schneidermann jugé trop perso et un rien imbu de sa personne. Pas une raison du reste pour ne pas appeler un chat un chat et censure une censure. Ni pour oublier que, comme le dit Henri Maler, d’Acrimed : « Une censure inacceptable peut en cacher bien d’autres. Au moment où « Arrêt sur images » disparaît, des télévisions associatives qui se battent depuis des années pour obtenir le droit d’exister nationalement et régionalement sont privées d’accès à la TNT (à l’exception de l’une d’entre elles ­ Télé Bocal ­ qui partagera la fréquence avec trois associations quasiment inconnues). Qui s’en soucie, si l’on excepte les médias du tiers secteur ? »

(Lire : Daniel Schneidermann licencié. Et maintenant ? http://www.acrimed.org.)]] ! Ayant été payé, jadis, pour savoir que la liberté d’expression sur les ondes rencontrait vite ses limites, je ne jouerai pas les étonnés. Au fait, ça va toujours, Mermet ?

Si vous ajoutez à cela quelques autres affaires récentes, comme des coups de ciseaux intempestifs dans divers articles de divers titres aux mains de Bolloré ou de Lagardère (des bons potes au Prince-Président), vous comprendrez que se manifeste une certaine inquiétude dans les rangs d’une profession dont on peut penser (je le pense) qu’elle paye un peu trop sa complaisance et ses lâchetés envers les puissants pour qu’on puisse vraiment la plaindre ; comme on peut penser (je le pense) que ce n’est pas la respectueuse demande d’audience à Nicolas Sarkozy par le Forum des sociétés de journalistes qui risque d’améliorer la situation. Et si c’était vraiment ailleurs, sur la Toile, que se jouait désormais (dans l’embrouillamini, l’outrance, les approximations et expérimentations en tout genre) l’avenir d’une information libre ? Nombre de mes jeunes confrères le pensent, qui tentent le coup avec assez de panache, je vous en signale régulièrement.

Tiens, cette semaine, un ancien de chez nous, courageux et talentueux, qui a fait son chemin depuis ses débuts à Politis : Paul Moreira ^5.

Hatchepsout

À part ça : heureux sont ces hommes et ces femmes passionnés qui consacrent leur vie à fréquenter nos frères humains vieux de trois mille ans, qui ne risquent pas de leur faire de peine, ni de les traiter de noms d’oiseaux.

Ainsi Zahi Hawass, secrétaire général du Conseil suprême des Antiquités égyptiennes, qui vient de mettre un nom sur une proche momie à lui, non identifiée jusqu’alors, grâce à une molaire s’emboîtant à la perfection dans la mâchoire de ladite : c’est, figurez-vous, la plus grande souveraine qui ait jamais régné sur l’Égypte ancienne et dont le (splendide) temple funéraire de la vallée des Rois était jusqu’à maintenant resté sans occupant(e).

J’ai nommé Hatchepsout. À vos souhaits.

Et bonnes vacances.

[^2]: Dictionnaire des injures de la langue française, Robert Edouard, Tchou (1977

[^3]: À voir notamment sur : .

[^4]: Lire l’enquête de Laurent Mauduit, Petits Conseils (Stock).

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 9 minutes