Avoir besoin que les gens pensent

La philosophe conteste la pertinence de cette « question qui fâche » : « anticapitalisme ou antilibéralisme ? » Et plaide pour une libre redéfinition du débat.

Isabelle Stengers  • 4 octobre 2007 abonné·es

Je dois avouer ma perplexité. La question posée, « Une gauche authentique doit-elle se définir comme anticapitaliste ? » ouvre, m’écrit-on, sur les questions : « Doit-elle se définir comme antilibérale ? Comment se définit-elle par rapport à l’économie de marché ? L’antilibéralisme est-il un bon pôle de regroupement ? Des missions de service public peuvent-elles être confiées au privé ? » Légère impression d’irréalité : ces questions se posaient déjà il y a vingt ans. Il ne s’agit pas plus de dire qu’elles ne se posent plus que le contraire. Mais tout de même… Ne s’est-il rien passé qui impose de nouvelles questions, ou de nouvelles formulations des anciennes ? La définition des « missions » du service public, par exemple, ne devrait-elle être pensée et repensée ? Faut-il vraiment, en le reprenant, renforcer encore le mot d’ordre « économie de marché » ?

Encore une fois, il ne s’agit pas de « lâcher » les anciens sites d’opposition ou de résistance, au nom d’une urgence qui les transcenderait. Cette urgence, ce qui nous attend dans les quelques décennies futures, ne transcende rien du tout. Mais le pire, pour la gauche, serait de se ranger prudemment derrière quelques mots d’ordre consensuels à son sujet, voire de participer bravement à de gentilles entreprises de « conscientisation » des individus (« Calculez votre empreinte écologique et pensez à la Terre »). Il est certes heureux que l’on songe à consommer moins de viande ou à éteindre la lumière en quittant une pièce, mais ce sont des habitudes neutres par rapport à la question politique.

Pour moi, si le mot « gauche » a un sens, c’est d’abord et avant tout celui qu’a proposé Gilles Deleuze, selon qui la gauche a besoin que les gens pensent, alors que la droite a besoin qu’ils fassent confiance à l’ordre institué. Penser, ce n’est pas se responsabiliser individuellement dans les termes imposés par d’autres. Cela désigne une production collective qui change les termes d’un problème posé, le plus souvent, par ceux qui n’ont pas la moindre envie que les gens se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

Il ne s’agit pas, ici, de plaider pour une gauche qui reprendrait à son compte l’un ou l’autre des mots d’ordre récents, « décroissance », par exemple, ou qui emboîterait purement et simplement le pas de l’altermondialisme. Il y a une grandeur digne de respect dans le fait d’accepter les contraintes qui correspondent à la vocation politique de s’adresser « au plus grand nombre ». Mais cette grandeur demande, s’il s’agit de gauche, que ces contraintes ne produisent pas un « on sait bien mais… » qui épargne aux politiques eux/elles-mêmes de penser, mais qu’elles les incitent à créer des manières de poser les questions un peu autrement, sur un mode qui situe autrement ceux et celles à qui l’on s’adresse.

S’il y a un lien privilégié entre gauche et démocratie, si nous ne sommes pas tous les rentiers rassasiés de luttes passées, dont les résultats seraient devenus, par miracle, consensuels, ce lien passe par le pari d’une politique qui anticipe et active, autour des questions d’intérêt collectif, la capacité de penser. De penser, pas de s’exprimer : la mauvaise caricature, le « JE suis à l’écoute », à laquelle nous avons eu affaire lors des dernières élections, suffit d’argument à cet égard.

Que la question puisse être « Se définir ou non comme anticapitaliste » peut avoir deux significations. Soit les politiques sont à ce point défini/e/s par les mots d’ordre triomphalistes associés à l’emprise nouvelle du capitalisme au cours des dernières décennies qu’ils/elles en sont venu/e/s à hésiter effectivement, à se demander s’il ne s’agirait pas d’une donne aussi indépassable que la force de pesanteur. Et, dans ce cas, la politesse m’interdit de les qualifier. Soit ces politiques savent ­ savent notamment que le capitalisme ne peut répondre au défi qui nous est imposé, quoiqu’il soit parfaitement capable de le constituer en nouvelle source de profit. Mais ils/elles craignent les ricanements des modernisateurs qui les traiteront d’idéologues irréalistes. Peut-être y a-t-il même l’espoir secret que, lorsque les choses s’aggraveront vraiment, les gens « comprendront ».

C’est à cet espoir-là qu’il s’agit de résister. La catastrophe appelle la mobilisation, la discipline, « serrons les dents, il faut bien… ». En l’occurrence, ce qu’il faudra bien est ce que les marxistes ont nommé « barbarie », et elle est déjà là lorsque l’Europe paye les pays africains pour faire la police de nos frontières.

Une gauche « authentique » doit trouver les mots pour dire ce que les gens « savent », mais que l’ordre institué leur demande d’ignorer, jusqu’à ce que puissent être présentées comme « incontournables » des solutions barbares. Elle a besoin de politiques qui ne se laissent pas infecter par le mépris, signature de la droite, envers une population à rassurer, qui sachent que l’avenir dépend de la capacité des gens à apprendre à se mêler de ce qui les concerne au plus haut degré. Cela ne se fait pas sans appétit : il ne suffit pas d’être « anti ».

Idées
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