Retour à l’âge de pierre

« Moloch », une belle pièce de Philippe Crubézy
sur nos relations avec le travail et l’argent.

Gilles Costaz  • 17 janvier 2008 abonné·es

Le travail dévore-t-il l’homme comme le monstre Moloch dévorait les enfants dans la croyance cananéenne ? C’est ce que laisse entendre l’écrivain et metteur en scène Philippe Crubézy dans sa pièce Moloch , qu’il donne au Théâtre de l’Est parisien (lieu dont il est l’auteur « engagé » : belle initiative altruiste quand on sait que la directrice, Catherine Anne, est elle-même un auteur). La référence antique est, en effet, pour l’auteur une façon de poser cette question centrale, mais aussi de ne pas rester sur le terrain du seul vérisme. L’oeuvre, sans tout à fait voyager dans les mythes et le temps, se permet d’aimer les symboles et les paraboles. L’horrible dieu Moloch, tapi en coulisse, empêche la pièce d’emprunter des chemins réalistes confortables.

Voici en scène le chômage, le travail et la prostitution à travers le destin d’une famille. L’épouse va tous les jours à son bureau, sans joie profonde mais en sachant surmonter sa tristesse. Le mari, lui, a été licencié. Si elle se libère dans l’abondance de ses paroles, lui s’enferme dans le mutisme ; il fait la cuisine en silence et s’adonne à une autre activité, qu’il dissimule. La fille, enfin, n’habite plus là mais vient réclamer de l’argent ; des dettes de jeu l’ont mise dans une impasse ; il lui faudra passer par la vente de son corps pour rembourser sa malchance au poker.

Mais que fait le père quand il ne fait pas cuire le poulet et quand sa femme est au bureau ? C’est là que la pièce de Crubézy est la plus culottée. Cet homme peint, à la manière des primitifs de Lascaux : il trace un cheval, un bouquetin, un aurochs ! Il revient aux rêves et aux techniques archaïques ! Cela n’est pas uniquement un symbole, puisque les fresques que le chômeur agrandit jour après jour auront une conséquence dans cette triple histoire où chacun va au bout de sa vie avec un sens très différent de la révolte et de l’acceptation.

La pièce de Crubézy est une belle pièce parce qu’elle se prend à l’étage que l’on veut. Elle est un propos sur l’aliénation, elle est une fable sur la part secrète de création qui est en chacun de nous, elle est un roman avec ses surprises et ses rebondissements, elle est un retour au théâtre de dialogue aux mots forts et syncopés.

L’auteur a réalisé une mise en scène intense, qui découpe l’espace et cadre les personnages avec une extraordinaire attention. Jean O’Cottrell figure le chômeur dans un jeu compact tout à fait bouleversant. Élisabeth Catroux est l’épouse avec un grand sens de la vérité populaire. Ophélie Marsaud incarne la jeune fille d’une manière flamboyante. Xavier de Guillebon joue un personnage de salaud avec une délectation contagieuse. Il y a longtemps que le théâtre dit social ne nous avait donné ce sentiment de noblesse de l’écriture et de la représentation.

Culture
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