L’histoire vraie de « Vincennes »

Née des idées de Mai 68, Paris-VIII fut d’abord le laboratoire de toutes les utopies. Un vaste dossier à retrouver dans la rubrique **Société** .

Denis Sieffert  • 30 avril 2008 abonné·es

Ayant pris les devants, et ayant évoqué Mai 68 dans un dossier spécial dès juillet 2007 (n° 962), non à des fins commémoratives mais dans l’urgence d’un combat politique, allions-nous rester sans voix au moment des médiatiques « cérémonies » d’anniversaire ? Évidemment, non. Mais en choisissant de raconter l’histoire de la fac de Vincennes, nous avons voulu parler de Mai 68 autrement. Le « bel héritage » (c’était le titre de notre dossier) est une réalité diffuse. C’est affaire d’idées. 68, ce sont des « modes de vie », une « morale sociale », une révolution des « mœurs », un bouleversement « culturel ». Le « bel héritage » est partout et nulle part. Il flotte, léger comme l’air du temps.

Il y a un lieu pourtant où une poignée d’audacieux ont tenté de concrétiser ces idées et de les mettre en mouvement. Et c’est l’université de Vincennes. Avec Vincennes, l’héritage est en dur. Voilà un pur produit de 68 délimité dans un lieu. On a si souvent parlé d’utopies, voilà une réalité géographique et institutionnelle où des femmes et des hommes, en chair et en os, ont tenté de les mettre en œuvre. Un endroit où les idées de Mai, si souvent vouées à la sphère privée, ont été collectivement appliquées et inscrites dans une fonction sociale, et non la moindre : la transmission du savoir.

Illustration - L’histoire vraie de "Vincennes"


Meeting préparatoire à une grève, le 3 novembre 1969. / JACQUES HAILLOT/COLL CMV

Une fac ouverte à tous et étroitement mêlée aux combats de son époque. Des enseignants au milieu de leurs étudiants. La maïeutique préférée au cours magistral. La diversité culturelle et sociale plutôt que la reproduction des élites. Le forum à la place de l’estrade. L’autorité reconnue plutôt que l’autorité proclamée. Mais ces principes qui ont fière allure, il n’est pas difficile non plus de les caricaturer. Deleuze pouvait se permettre de renoncer aux ­attributs de l’autorité sans rien perdre de son aura. Il n’est pas sûr que le système puisse fonctionner pour tout le monde. On voit poindre la critique : et si ­Vincennes – suprême paradoxe – avait été une fac d’élite ?

Par son originalité, sa marginalité en regard du système universitaire, Vincennes pouvait tout aussi bien être un ghetto pour « gauchistes » que servir de laboratoire expérimental à une autonomisation des universités qui finirait par produire de ­l’inégalité plutôt que de l’indépendance. Le fait que l’habile Edgar Faure ait soutenu le projet au moment même où il concoctait la réforme qui allait porter son nom, renvoyant chaque université à sa propre gestion et quelquefois à sa propre misère, peut au minimum éveiller les soupçons. Nous sommes là dans une problématique déjà ancienne, mise en évidence par Jean-Pierre Le Goff [^2]. Celle de la récupération des idées de Mai par le néolibéralisme. Voire de leur connivence. Mais quelle idée généreuse, arrachée à son histoire réelle, transposée dans un autre temps, ne court pas le risque d’être détournée et retournée par ses adversaires ? À chacun de se faire une opinion. Pour ne pas céder à la tentation d’une lecture anachronique, plongeons-nous dans cette épopée de l’après-68, dans le sillage de notre ami Claude-Marie Vadrot, d’abord étudiant journaliste, puis journaliste enseignant à Paris-VIII, témoin de toutes les étapes de cette histoire, et inspirateur de ce dossier.

[^2]: L’Héritage impossible, La Découverte, 1998.

Société
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