Cannes 2008 : « Entre les murs » de L. Cantet ; « The Pleasure of Being Robbed » de J. Safdie ; « Chrigu » de J. Gassmann et C. Ziorjen

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 24 mai 2008
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Entre les murs de Laurent Cantet

Par Christophe Kantcheff

Une raison de ne pas regretter d’être resté jusqu’au bout du festival : Entre les murs , de Laurent Cantet, a constitué la dernière bonne nouvelle – il n’y en eut pas tant que cela – de la compétition. Mieux encore : il vient de remporter la palme d’or !

Comme son nom l’indique, Entre les murs est un huis clos. Il se déroule exclusivement dans un collège du XXème arrondissement de Paris, le plus souvent dans une salle de classe. Celle de François Marin, professeur de français, avec « ses » 4èmes, une classe assez représentative de celles que l’on peut rencontrer dans l’Est parisien, peut-être un peu modèle en terme de représentation de la diversité, non seulement du point de vue des origines, mais aussi des styles (on y trouve des « rappeurs », un « gothique », etc.)

Entre les murs est d’abord le fruit de la rencontre entre François Bégaudeau, auteur en 2006 du roman éponyme (paru chez Verticales), et de Laurent Cantet, qui souhaitait alors placer l’action de son prochain film dans un établissement scolaire.

Le film, une fiction, en enlevant la fonction de narrateur au personnage du professeur de français, interprété par François Bégaudeau lui-même, écarte ce que le livre avait de moins agréable : le beau rôle qu’il se donnait de bout en bout, en particulier vis-à-vis de ses collègues. Si François garde une propension à l’ironie, il se confronte aux autres devant la caméra de Cantet, aux élèves, à ses collègues, et perd heureusement de son assurance. Il se sentira encore moins fier, lorsqu’il sera à l’origine de l’expulsion d’un élève, se retrouvant impuissant à entraîner ses collègues et le principal du collège vers une autre issue.

Illustration - Cannes 2008 : « Entre les murs » de L. Cantet ; « The Pleasure of Being Robbed » de J. Safdie ; « Chrigu » de J. Gassmann et C. Ziorjen

Ce que Laurent Cantet filme avant tout, c’est comment François Marin exerce son métier, et la manière dont ses élèves réagissent à sa « méthode ». Une pédagogie en actes, celle de l’adaptation du prof, de la participation des élèves, beaucoup plus que celle du « cours magistral ». Sans doute parce que la première est plus cinématographique que la seconde. Mais surtout par manque de choix, dans une classe où la plupart des élèves refusent le subjonctif avant même de le connaître parce que ce mode ne sert jamais.

Un film d’échanges, de confrontation, voire, parfois, d’altercation. Si prof et élèves ne sont pas sur un pied d’égalité, François Marin ayant la possibilité du recours éventuel aux sanctions, ou d’envoyer un élève irrespectueux dans le bureau du principal, le prof de français s’expose, prend des risques, parce qu’il en demande au moins autant à ses élèves. Il se retrouve ainsi en difficulté, quand il explique par exemple que c’est par intuition que l’on sait quel niveau de langage utilisé.

Qu’apprend-on dans l’école montrée par Laurent Cantet ? L’interrogation est légitime. Le film ne l’occulte pas : François pose la question à ses élèves avant de se quitter. « Qu’avez-vous appris cette année ? » Aucune des réponses ne concerne son cours (mais les maths, l’histoire…). Et une élève vient même lui confier, en tête à tête, qu’elle n’a rien appris. Dénégation de François Marin. « Ce n’est pas possible » . Il ne fait rien de cette phrase qui dépasse son entendement. On l’a dit, il n’est pas un héros, et c’est bien. Mais la question initiale demeure. Et les partisans d’une école du savoir trouverons certainement du grain à moudre avec ce film, qui les heurtera vraisemblablement.

Là où Abdellatif Kechiche va chercher une forme de performance langagière – l’appropriation de la langue de Marivaux dans l’Esquive , le flot continu de la tchatche –, Laurent Cantet est davantage dans le quotidien de la classe et de la langue. La parole y circule de façon moins jubilatoire, mais plus équitable. Elle y est aussi plus banale. C’est pourquoi l’énergie collective que dispensent les élèves de François – de « vrais » élèves qui se sont tous improvisés comédiens avec une grande réussite – y est encore plus réjouissante. C’est sans doute l’un des aspects les plus précieux du film, donnant ainsi une visibilité positive et sans démagogie à des jeunes avec lesquels la société, et l’école elle-même parfois, n’est pas tendre.

Entre les murs figurerait demain au palmarès que ce ne serait pas usurpé. Je me réjouirais d’une palme d’or attribuée à Valse avec Bashir d’Ari Folman, qui reste à mes yeux le film le plus marquant vu en compétition, ou à My Magic d’Eric Khoo. Le Silence de Lorna des frères Dardenne, Two lovers de James Gray, 24 City de Jia Zhangke ou Serbis de Brillante Mendoza mériteraient aussi d’être distingués. La seule option sérieuse à l’heure où j’écris ces lignes : le prix d’interprétation féminine à Martina Gusman, la comédienne qui tient le rôle principal dans le film de l’Argentin Pablo Trapero, Leonora .

À la fin d’ Entre les murs , les élèves partent en vacances. C’est la quille… Pour nous aussi ! Demain, ultime chronique, pour commenter le palmarès.

C.K.


The Pleasure of Being Robbed de Josh Safdie ; Chrigu de Jann Gassmann et Christian Ziorjen

Par Ingrid Merckx

Un titre comme un pied de nez pour un des derniers films présentés par la Quinzaine des réalisateurs : The Pleasure of Being Robbed . D’autant qu’il est moins question de plaisir dans ce film de l’Américain Josh Safdie, que de solitude. Celle d’une jeune Eleonore de 20-25 ans, qui erre dans les rues de New York et les lieux publics, en quête de sacs à visiter. Elle a l’air toute perdue cette demoiselle aux airs d’étudiante mais au quotidien de déjà marginale, qui n’est pas sans rappeler Sue perdue dans Manhatan . « Je veux juste regarder ! » , hurle-t-elle quand elle se fait prendre la main dans un sac. Comme si c’était moins l’argent qu’elle cherchait à l’intérieur que la fouille du contenu, un petit bout de la vie des autres, à lire, à ingérer.

Filmé en vidéo dans un New York bien plus proche de la réalité que ce qu’en montre habituellement le cinéma, The Pleasure of Being Robbed est construit comme une chronique amère. Drôle parfois, parce qu’Elénore s’amuse, répète des coups pendables, fait l’enfant dans cette jungle pas faite pour rêver. Mais triste aussi, dans ce qu’elle dit du quotidien de ces vieux adolescents livrés à eux-mêmes dans les centre urbains, volontairement ou non inadaptés, mais bien moins rebelles que vulnérables.

Vulnérable… C’est exactement la position dans laquelle se retrouve le spectateur devant Chrigu , film de clôture de l’Acid. Un documentaire tellement hard qu’il pose de manière cinglante des questions telles que : que montrer au cinéma ? Faut-il tout montrer ? Quelle limite à l’acte de filmer, popularisé par le numérique ? Et, tout bêtement : qu’est-ce qu’un film de cinéma ?

A l’âge de 22 ans, Christian, alias Chrigu, qui vit en Suisse allemande, apprend qu’il est atteint d’une forme très rare de cancer. Avec son meilleur ami Jann, ils décident de faire un film sur sa maladie, jusqu’à la fin, pour montrer ce que c’est le cancer et l’approche de la mort. Le film part d’un présent qui se situe en 2006, où Chrigu était au plus mal, et remonte en arrière par flash-back désordonnés mais non dépourvus d’inventivité formelle pour montrer Christian bien portant, en famille, avec ses amis, faisant la fête, filmant des concerts de rap, etc.

Le film retrace sa démolition progressive. Que faire d’autre que de s’émouvoir devant son courage, l’attention de ses proches, de ses amis, la force de sa mère, le silence de son père ? D’où, problème : quelle place ce film laisse-t-il au spectateur ? Quelle liberté a celui-ci, ne serait-ce que de prendre un peu de recul par rapport à ce qu’il est en train de voir ?

Chrigu bouleverse forcément, et presque de force. A tel point qu’il est difficile de ne pas être tenté de se dérober parfois devant l’épreuve. Faut-il vraiment assister à cette mort annoncée, à cette agonie en direct différé. Nous regarde-t-elle ? Regarde-t-elle le cinéma ? A-t-on le droit de ne pas vouloir voir, de ne plus vouloir regarder ? Dans quelle mesure ce film armé des meilleurs intentions du monde et d’une puissance émotionnelle colossale, ne prend-t-il pas le spectateur en otage ? Et quelle liberté, enfin, laisse-t-il de juger non pas l’homme mais son œuvre ?

Pourtant, les deux jeunes co-réalisateurs avaient pris des précautions : pas de mise en scène, un découpage en séquences clipées pour favoriser les respirations, pas de scène de larmes. Tout de même : en quoi doit consister la mise en scène de soi via la vidéo pour pouvoir dépasser le cadre de la projection privée ? Qu’est-ce qui fait un regard de cinéaste ? Qu’est-ce qui fait que se filmer devient un film, comment passe-t-on du geste à l’œuvre ? Reste que faire ce film, et le monter après le décès de son partenaire, a été une expérience très belle, et aussi secourable, pour Jann Gassmann, a confié celui-ci, tout en retenue, ajoutant qu’il avait envie, maintenant, de passer à un nouveau projet.

Soirées de clôture pour finir, ce vendredi 23 mai. La première à la Quinzaine des réalisateurs. Classe, et sélect : sur la terrasse du Noga Hilton qui ouvre à plus de 180° sur la baie de Canne. L’occasion, en grignotant des macarons, de croiser des personnes seulement entrevues sur la Croisette, et des comédiens aussi, « en civil », vus dans des films les jours précédents (Rabah Ameur Zaïmeche dans Dernier maquis , qui restera un des meilleurs films de Cannes 2008, ou Stefano Cassetti dans Il resto della notte et qui semblaient là, du coup, un verre à la main, et parlant « normalement », comme miraculeusement sortis de l’écran…

Deuxième soirée un peu plus tard pour la clôture de la Semaine de la critique, qui venait de décerner son premier prix à Neige , premier film d’une jeune réalisatrice bosniaque, Aida Bejic. La fête avait lieu sous l’une de ces grande tentes de la Croisette qui ouvre sur la plage. Un groupe assez compact patientait à l’entrée, régulièrement bousculé sans ménagement par des videurs sur les dents. Dedans, c’était serré en effet, du moins sous la partie abritée, le bar commençait à manquer de ressources, le DJ aussi. Faune plus populaire qu’au cocktail du Noga Hilton, certes, mais ambiance peu chaleureuse. Du fait, surtout, des sbires qui filtraient à l’entrée, fiers de leur pouvoir. Histoire de rappeler que c’est aussi ça Cannes : ceux qui sont ni badgés, ni invités, ni introduits, ne voient pas le même festival que les autres…

À 15h, quelque 200 personnes descendaient la rue d’Antibes, axe commercial de la ville, sous des banderoles, pour dire leur solidarité avec la mobilisation du jour dans l’éducation nationale. Retour à l’actualité sociale.

I.M.

Temps de lecture : 10 minutes
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