Le droit et la minijupe

Le juriste Duncan Kennedy analyse les normes contre les violences sexuelles en vigueur aux États-Unis. Et montre comment celles-ci tolèrent un « résidu » d’agressions à l’égard des femmes.

Olivier Doubre  • 4 septembre 2008 abonné·es

En 1999, la Cour de cassation italienne avait soulevé l’indignation générale lorsque, dans un arrêt concernant une affaire de viol à l’encontre d’une jeune femme de 18 ans par son moniteur d’auto-école, les juges avaient considéré qu’il était impossible pour ce dernier d’avoir enlevé à la « prétendue » victime son jean moulant « sans [sa] collaboration ». Vu la formulation de la décision, on pouvait même penser que, pour les juges suprêmes de l’ordre civil transalpin, ce vêtement « épousant le corps de la femme » (sic) avait été, en outre, un élément d’incitation sexuelle…

Titulaire de la chaire de théorie générale du droit à la prestigieuse Harvard Law School, Duncan Kennedy aurait sans doute vu dans ce cas transalpin un parfait exemple de « récit conventionnel sur les habits sexy » comme son ouvrage en relate de nombreux autres au sein de la société américaine des années 1980 et 1990. Ayant choisi, en juriste, d’étudier le droit positif et la jurisprudence américains sur la répression des violences sexuelles, l’auteur décrypte en effet le « point de vue conventionnel » expliquant que le risque de violences sexuelles contre les femmes « croît considérablement si la femme enfreint un ensemble de règles coutumières du comportement féminin » . D’un côté, s’appuyant sur des auteurs comme Roland Barthes (et son Système de la mode ) ou Michel Foucault, il met en lumière dans ce type de raisonnement, encore très répandu dans nos sociétés (avec des déclarations du type « elle l’avait bien cherché », « avec une jupe aussi courte, elle l’a provoqué »), la part de « résidu toléré » dans le système juridique américain contre les violences sexuelles à l’égard des femmes : si les normes existantes condamnent « abstraitement les violences faites aux femmes » , ce système « tolère en fait nombre de violences clairement illégales ».

Dans un passionnant entretien reproduit en introduction de cette édition française, Duncan Kennedy se présente volontiers comme « subversif » au sein du très conservateur milieu académique des juristes américains. Il analyse ainsi en détail le système de domination sexuelle en vigueur dans les sociétés contemporaines, où la violence sexuelle apparaît comme un des éléments du « régime disciplinaire » vis-à-vis des femmes, celles-ci ayant intériorisé en fonction de leurs conduites et de leurs façons de s’habiller les risques d’agressions qu’elles encourent. Reprenant dans sa discipline la démarche critique de la toute jeune queer theory alors en construction au moment de la parution de son livre outre-Atlantique, le juriste remet plus largement en question les croyances de nombre de ses collègues pour qui les normes juridiques sont l’expression d’une « vérité du droit » . Mais il n’hésite pas non plus à critiquer avec force un certain « féminisme néopuritain » , véritable « renfort important et paradoxal de la tendance conservatrice », qui voit dans la liberté sexuelle et le droit à s’habiller de manière sexy conquis depuis les années 1960-1970 une forme d’aliénation et de dévoiement des femmes au profit des hommes.
Libéral au sens anglo-saxon du terme, voire libertaire, membre influent du courant contestataire (et très minoritaire) des « critical legal studies », l’auteur ne cache pas sa position de Blanc des classes moyennes supérieures et d’hétérosexuel. Aussi, il plaide sans équivoque, au nom de l’égalité véritable et surtout du plaisir partagé entre les deux sexes, pour une lutte réellement efficace contre les violences sexuelles : pour lui, « si ce danger était moins prégnant » , les hommes et les femmes « pourraient fantasmer, jouer, expérimenter, inventer plus, avec plus de bonheur » … À la suite des féministes radicales qui ont souligné « à juste titre » combien la violence sexuelle contre les femmes était un « instrument de la terreur disciplinaire masculine dans tous les aspects de la vie » , Duncan Kennedy veut croire à la possibilité de dépasser les carcans de « notre culture [qui] inculque le plaisir érotique dans la domination des femmes par les hommes ». Car, même si la thèse est aujourd’hui « complexe » à défendre, « les hommes [aussi] ont un intérêt érotique à la réduction des violences faites aux femmes ».

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