Face-à-face sicilien

Avec deux pièces jouées dans le cadre du Festival d’automne et un film, le duo formé par Spiro Scimone et Francesco Sframeli invente un nouveau théâtre italien.

Gilles Costaz  • 20 novembre 2008 abonné·es

Ce sont les artistes les moins internationaux qui franchissent le mieux les frontières. Parce qu’ils plaisent et touchent par leur vérité. C’est le cas de Spiro Scimone, parti comme un modeste acteur-auteur sicilien et devenu l’un des écrivains importants du nouveau théâtre. Il est à Paris, en scène, à l’invitation du Festival d’automne et du théâtre du Rond-Point, dans le cadre de la Saison culturelle européenne en France. Et c’est incontestablement une voix, un personnage, un style, en plus d’un regard aigu sur le monde où nous vivons. Pourtant, parfois, il joue ses pièces en sicilien, et ses courtes tragi­comédies se passent dans le cadre fermé de la plus grande des îles italiennes.

En fait, ils sont deux, qui forment la troupe Scimone-Sframeli. Le premier écrit, joue mais ne met jamais en scène. Le second, Francesco Sframeli, n’écrit jamais, joue et met en scène (pas à tous les coups, puisque l’une des pièces présentées à Paris, ­ Nunzio , a été dirigée par Carlo Cecchi). Tous deux sont nés à Messine, mais c’est à Milan qu’ils ont étudié l’art dramatique, dans la même école. En 1990, ils re­viennent à Messine et fondent leur troupe. Scimone ­n’écrit qu’à partir de 1994, avec cette œuvre intitulée Nunzio . Dès lors, leur particularité et leur nécessité sont trouvées. Ils ­évoquent la Sicile sans la nommer, ­semblent se lancer dans un duo comique, mais ne laissent pas le rire se développer, ils le suspendent et l’arrêtent, laissant la violence sourdre en arrière-plan ou gagner peu à peu du terrain sur la scène. C’est ainsi qu’ils ont débordé les limites de la Sicile pour jouer en Italie, en Espagne, au Portugal, en Angleterre…
Scimone et Sframeli étaient déjà venus en France, mais, cette fois, ils ont droit à un grand coup de projecteur, avec deux ­pièces et un film, sans parler des textes traduits par Jean-Paul Manganaro et Valeria Tasca aux éditions de l’Arche. De jeunes compagnies hexagonales ont joué les ­textes de Scimone ici et là, tandis que la ­Comédie-Française a monté l’an dernier avec succès sa Festa dans une mise en scène du Bulgare Galin Stoev (spectacle que notre premier théâtre national fait actuellement tourner à travers l’Europe de l’Est).
Ce répertoire exige peu de moyens et se promène assez facilement en Sicile et ailleurs. Dans Nunzio , deux hommes vivent au fil des jours dans une cuisine. Ils n’ont rien de commun. Celui qui s’appelle Nunzio est ouvrier ; il sourit à tout, alors qu’il est gravement blessé par la toxicité de ce qu’il inhale malgré lui à l’usine. L’autre fait des affaires à la limite de la légalité ; il semble dominer l’autre mais reste, sous la dureté, un enfant, comme son camarade si lunaire. Dans la Busta , un homme se rend à une convocation car il a reçu une « busta », une enveloppe. Il demande à parler au président. On le fait attendre, et il assiste à une série d’humiliations infligées à un employé. Ce sadisme risque de lui tomber dessus, mais il est optimiste, il ne veut pas y croire, jusqu’au moment où la machine de la cruauté se met en marche.

Quant au film, le seul que Scimone et Sframeli aient actuellement réalisé, Due Amici, il est miraculeusement présenté par la Fédération française des ciné-clubs, qui a remplacé des diffuseurs défaillants : personne en France n’a voulu de ce long-métrage couronné à Venise en 2002 du Prix de la première œuvre. Il est même projeté sur des bobines 16 mm, moteur ronflant (si peu !), à l’ancienne. Son scénario est tiré de ­Nunzio. L’histoire est la même, mais développée dans une complexité qui fait intervenir le monde de l’usine, les arcanes du commerce et le cadre quotidien de la ville de Messine. On ne voit jamais le ciel bleu. Tout est à l’intérieur, ou dans des rues grises et ­pourpres. Le film reprend, renouvelle et subvertit superbement le réalisme auquel il semble, trompeusement, se référer.
Quels acteurs ! Chez eux, tout est d’une extraordinaire économie et d’une tension millimétrée. D’ailleurs, les pièces ne ­dépassent pas une heure. Tant de choses, comme la présence de la mafia, sont suggérées. Et c’est le rapport humain qui est joué avec relief, en quelques gestes et quelques expressions d’une force évidente.
D’autres comédiens interviennent dans la Busta . Ils sont excellents, mais c’est le couple Sframeli-Scimone qui fascine : Sframeli incarne le rêveur, l’heureux, le confiant ; Scimone interprète le fermé, le soupçonneux, le cuirassé. Avec cette façon de typer leurs personnages, ils pourraient être d’excellents acteurs de comédie, mais ils ont inventé un autre théâtre, toujours ambigu, faussement joyeux dans la nervosité des échanges, appuyé sur des relations laissant d’infinis arrière-plans. Scimone et Sframeli, c’est un nouveau chapitre dans l’histoire du théâtre italien.

Culture
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