L’homme, mesure des choses

Claude Calame, Silvia Mancini et Mondher Kilani dénoncent les idées fausses sur une supposée « permanence du religieux ».

Claude Calame  et  Silvia Mancini  et  Mondher Kilani  • 26 mars 2009
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« Permanence du religieux » : la modernité occidentale serait marquée par une nouvelle sensibilité vis-à-vis de l’héritage chrétien. Pour plusieurs intellectuels, l’« horizon de sens » reposerait désormais sur la foi et la transcendance d’inspiration chrétienne ; celles-ci constitueraient le garde-fou contre la perte des valeurs et les menaces que nous ferait encourir le relativisme [^2]. De Frédéric Lenoir à Nicolas Sarkozy, la conjoncture semble être au retour du « religieux » : pour le premier, l’attribution au Christ de l’initiative des valeurs démocratiques imposerait le retour dans les écoles d’une philosophie fondée sur l’Évangile ; quant au second, qui reçoit le pape en visite officielle, et pour lequel « un homme qui croit est un homme qui espère » , il entend rétablir le financement public des cultes par un « toilettage » de la loi de 1905 sur la laïcité. On peut se demander ce qui sous-tend tous ces discours, et dans quelle mesure ils sont conciliables avec les orientations constitutives de notre modernité.

Ce qui frappe d’emblée dans ces propos censés replacer le sacré au cœur des préoccupations de la cité est leur convergence avec la reprise de thèmes nationalistes, la religion étant souvent présentée comme un marqueur identitaire fort. De fait, la question du « religieux » revient souvent, notamment lorsqu’il est question d’évaluer le degré d’intégration des étrangers. Dans une conjoncture historique dominée par les conflits chroniques au Moyen-Orient, par la menace « terroriste » et par la prolifération des fondamentalismes et des intégrismes, tout se passe comme si les Européens éprouvaient des ­difficultés à concevoir en termes de droit les différences éthiques et culturelles auxquelles ils sont confrontés dans des sociétés devenues pluriculturelles. Visiblement, dans ce contexte, les politiques et les intellectuels, tout comme les médias, peinent à se rappeler – et à nous rappeler – qu’un modèle anthropologique spécifique, une conception particulière de l’homme définissent et singularisent la culture moderne. Ce modèle repose sur le critère égalitaire de la citoyenneté, il trouve son expression dans l’État de droit et les pratiques d’intégration qui en découlent, à l’écart des critères d’appartenance communautaire, qui sont en général d’ordre ethnique ou confessionnel.

De là découle la contradiction qui déchire notre époque : nous avons affaire en Occident, d’une part, à un modèle sociopolitique égalitaire et inclusif, qui repose sur le contrat et sur l’intégration ; et, de l’autre, à un ­ensemble de valeurs issues du monothéisme chrétien et se référant à un absolu que l’on prétend universel. Cet horizon est nourri par maints discours portant sur « le retour du religieux », qui annoncent « la fin des grands récits modernes » (marxisme, scientisme, laïcité, etc.) et « l’avènement d’une phase post-séculière ».

Or, il convient de se demander si la réflexion développée notamment par l’anthropologie et l’histoire comparée des religions n’aboutit pas à un diagnostic tout différent, contrastant avec les clichés sur la « force du religieux » qui émanent souvent des milieux les plus conservateurs de la société civile et politique ; ceux-ci se trouvent être simultanément les tenants du modèle néolibéral et du nouvel ordre mondial d’inspiration néoconservatrice. De fait, une sécularisation s’est effectuée à plusieurs niveaux de la société civile, mais c’est aussi un fait que la sécularisation symbolique de l’univers des valeurs qui structure la vision du monde en Occident semble avoir échoué. La preuve de cet échec se manifeste notamment dans la revendication du caractère inexorablement chrétien de la modernité, dans l’affirmation du rôle de la religion dans le fondement du lien social, dans la tendance à confessionnaliser les ­problèmes sociaux et politiques – par exemple, dans les banlieues de nos cités. La vie civile est pourtant, par définition, étrangère aux critères des appartenances religieuses. Les religions resurgissent donc au sein même de la laïcité. Il n’y a pas eu en Europe de réelle « sortie du religieux ».

À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler qu’avec la Renaissance on a commencé à considérer les relations des hommes avec la nature (la science et la technologie) ainsi que les rapports de l’homme avec la divinité (les religions) à partir des relations des hommes entre eux ; celles-ci reposent sur des principes arbitraires, contractuels et conventionnels tels qu’ils s’expriment dans le droit, la morale, la politique, l’économie, et non pas dans un livre considéré comme sacré [^3]. Au contraire de la religion, qui fonde les organisations communautaires, l’organisation sociale et politique est désormais d’ordre « civil » : elle correspond à un ensemble de rapports construits pour régler les relations des hommes entre eux. La religion, avec sa théologie, est appelée à s’effacer pour céder la place à une des formes de l’être-ensemble, du lien social, où le sujet humain devient la mesure et l’arbitre des choses.

L’anthropologie ou la sociologie des religions ont un rôle important à jouer dans cette réflexion portant sur l’articulation du politique et du religieux : un travail de mémoire leur incombe, qui porte sur l’histoire critique de cette articulation. Cette réflexion et ce devoir sont d’une importance cruciale dans la conjoncture politique, qui veut nous enfermer dans le « choc des civilisations » sur fond religieux. N’oublions pas que la religion est d’abord une catégorie culturelle ; à ce titre, elle est susceptible d’une approche qui montre comment elle est toujours construite de manière diverse par l’acteur social. N’oublions pas non plus que la notion de religion correspond elle-même à un concept relatif, reformulé dans la mouvance du monothéisme chrétien. Son usage est une redoutable machine pour enfermer les relations entre les cultures et les civilisations dans un horizon religieux unique, et pour réduire les diversités culturelles, sociales et symboliques à une vision absolue et orientée du monde. Les néoconservateurs qui nous gouvernent en font leur lit.

[^2]: Détresse du politique, force du religieux, Paul Valadier, Seuil, 2007 ; le Christ philosophe, Frédéric Lenoir, Plon, 2007

[^3]: La Civilisation des mœurs, Norbert Elias, Calmann-Lévy, 1973 ; Essais sur l’individualisme, Louis Dumont, Seuil, 1983, ainsi qu’Homo Aequalis, I : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, 1977 ; voir aussi le Désenchantement du monde, Marcel Gauchet, Gallimard, 1985, ainsi que l’« Avant-propos » et « De la théocratie à la démocratie », in Un monde désenchanté ?, Agora, 2007.

Claude Calame est
directeurd’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris.

Silvia Mancini est
professeur d’histoire des religions à l’Université de Lausanne.

Mondher Kilani est
professeur d’anthropologie à l’Université de Lausanne.

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Temps de lecture : 6 minutes
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