Quel droit à l’oubli numérique ?

David Forest* s’interroge sur la question de « l’autorégulation » d’Internet, à l’heure de la loi Loppsi 2 et de l’extension des fichiers de police.

David Forest  • 25 février 2010 abonné·es

Par un curieux anthropomorphisme, Internet a emprunté les traits d’un personnage hypermnésique ou obèse, c’est selon, mais résolument rétif à toute purge. De symposiums en propositions de lois, la question du « droit à l’oubli numérique » a fait l’objet d’une actualité paradoxale, peu avant que le gouvernement ne fasse adopter à marche forcée, le 16 février, la Loppsi 2 (Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure), qui multiplie les atteintes aux libertés. Et peu après qu’il eut imposé par voie de décret (octobre 2009) deux nouveaux fichiers de police portant sur les bandes, hooligans et groupuscules dans la police, la gendarmerie et autres secteurs sensibles.

Le 7 mai 2009, une proposition de loi « œcuménique » des députés Batho (PS) et Bénisti (UMP) avait souhaité donner seule compétence au Parlement pour créer des fichiers de police. Son rejet à la fin de l’année par la majorité – dont les deux députés membres de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), Philippe Gosselin et Sébastien Huyghe – maintient l’incompétence parlementaire. Le 9 novembre, les sénateurs centristes Détraigne et Escoffier ont déposé une proposition de loi [^2] qui permettrait à la plupart des fichiers de police d’échapper au contrôle parlementaire.

Dans ce contexte, un an après le scandale autour du fichier Edvige, le pouvoir entreprend de stigmatiser, par la voix du conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy, Alain Bauer, de la Cnil et de parlementaires de la majorité, la tendance des citoyens à contribuer à leur propre fichage. À les croire, « l’exposition de soi » sur Internet serait tout aussi, sinon plus, liberticide que l’inquisition policière. Pour preuve : les moteurs de recherche et réseaux sociaux transfrontières qui, échappant à toute emprise légale, sont loin de redouter les rappels à la loi des Cnil européennes.

Tout cela n’est qu’une diversion. Le droit à l’oubli, promu et présenté comme une avancée par Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’économie numérique, ne nous a pas épargné des analogies trompeuses et des analyses en surface de la part de nombreux juristes, qui consistent à invoquer les vertus de l’oubli « nécessaire » ou la fonction pacificatrice de l’amnistie. Et pourquoi encore ­passer sous silence la capacité des machines à effacer leur mémoire tandis que les humains sont condamnés à se souvenir ? Il n’est que de songer à Hal, l’ordinateur de 2001 l’odyssée de l’espace… Quant au peu de cas que font les acteurs de l’Internet de ce droit à l’oubli, il réside plus sûrement dans le fait qu’il est devenu moins coûteux pour eux de conserver l’information que de l’effacer. La préférence gouvernementale pour une charte non contraignante favorise l’autorégulation, concept séduisant qui a surtout pour but d’éviter le recours à une loi qui pourrait freiner le développement des technologies, y compris sécuritaires. Ce cadre mou, qui laisserait le soin aux intéressés d’établir leurs règles, mais aussi toute latitude aux lois du marché et aux géants du web, avait déjà trouvé à s’exprimer en 2008 dans le « Plan numérique 2012 ». La proposition de loi Détraigne et Escoffier, qui ambitionne de rendre l’individu « acteur de sa propre protection » , va dans cette direction.

Toutes ces initiatives peinent à masquer la volonté gouvernementale de couvrir, sinon de favoriser, la multiplication des systèmes de fichage. En effet, la promotion du « droit à l’oubli » s’accommode parfaitement de la persistance des cercles de l’enfer policier auquel les millions d’individus enfermés dans le Système de traitement des infractions constatées (Stic) ont peu d’espoir d’échapper. Situation terrifiante si l’on songe que, selon la Cnil, 83 % des fiches des personnes mises en cause se révèlent inexactes, quand des victimes ne se retrouvent pas fichées comme auteurs de délit ! La Loppsi 2, qui doit permettre au procureur de faire « effacer, compléter ou rectifier » des informations du Stic en cas de requalification, relaxe ou acquittement, loin de le remettre en question, légitime au contraire sa consultation. Quel droit à l’oubli dans ce cadre précis ? Assurément aucun.

[^2]: « La vie privée à l’heure des mémoires numériques », Rapport d’information d’Yves Détraigne et Anne-Marie Escoffier, n° 441, 27 mai 2009.

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