Les maux derrière les mots

Les deux principaux animateurs du site Les mots sont importants, Sylvie Tissot et Pierre Tevanian, publient
un florilège des dix dernières années. Une critique
fine du langage dominant contemporain.

Olivier Doubre  • 29 avril 2010 abonné·es

Les mots ont leur importance ! Et c’est souvent lorsqu’ils sont prétendument prononcés « à la légère » que l’on découvre le fond de la pensée de leur auteur. Il suffit de se remémorer la fameuse « blague » de Brice Hortefeux sur les « Auvergnats » lors d’une discussion « informelle » à la sortie d’une réunion de l’université d’été de l’UMP… Mais il n’y a pas que les propos graveleux. La langue des éditorialistes des principaux médias, d’éminents membres du personnel politique ou de la haute administration est, elle aussi, généralement révélatrice de la pensée de ce qu’il faut bien appeler la « classe dominante ». On jugera cette appréciation dogmatique, gratuite ou, pire par les temps qui courent, idéologique. Pourtant, étudier, décrypter, traduire même les mots et les tournures de phrase sans cesse répétées dans le champ journalistique ou politique s’avère extrêmement instructif, tant sur leurs auteurs que sur les intentions réelles de tels discours.

C’est ce que se sont décidés à faire un petit groupe d’intellectuels, de militants associatifs ou de simples citoyens engagés : « Investir le champ de la critique du langage et plus spécifiquement de la langue des dominants » . Sous la houlette de Pierre Tevanian, professeur de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages remarqués [^2], et de Sylvie Tissot, sociologue travaillant sur les questions de genre et les quartiers dits « sensibles » [^3], le collectif « Les mots sont importants » (où l’on retrouve, entre autres, Christine Delphy, Nellie Dupont, Laurent Lévy, Mona Chollet, etc.) s’est employé depuis l’an 2000, d’un texte à l’autre sur le site, à déconstruire cette « novlangue » , qui promeut idéologie néolibérale et politique sécuritaire. S’ils font leur la dénomination de George Orwell dans son roman 1984 pour qualifier la langue du pouvoir, les contributeurs de ce site, sorte de forum virtuel, conviennent volontiers que cet exercice n’a « rien d’original ni de nouveau » . Il demeure pourtant fort utile à une époque où les repères semblent souvent brouillés mais où, comme l’écrivait le romancier anglais dès 1940, « les discours et les écrits politiques sont pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. […] Ainsi le langage politique consiste-t-il pour une grande part en euphémismes, pétitions de principe et pure confusion ».

Aujourd’hui, ce sont d’abord les médias qui se trouvent être les principaux prescripteurs du langage dominant, où les images jouent un « rôle politique de plus en plus important » qui appelle « en réponse une attention critique spécifique ». Mais cette importance des images n’annule pas la « centralité du langage dans la sphère du combat culturel et idéologique ». Comme l’avait montré en son temps Pierre Bourdieu, « paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. […] Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence » . Et le sociologue, déjà à l’époque, de prévenir des conséquences des mots employés par les présentateurs, éditorialistes et autres commentateurs, qui « créent des fantasmes, des peurs, des phobies ou, simplement, des représentations fausses ».

Les trente et un textes rassemblés dans le recueil qui paraît aujourd’hui sont d’abord des réactions à des événements de cette décennie qui s’achève. Rarement ceux qui ont fait la une des grands journaux. Plutôt des moments, des propos, voire des sondages d’opinion, dont le caractère révélateur des dérives d’une époque a attiré l’attention des contributeurs. Ainsi du vocabulaire sarkozyste, des éditoriaux enflammés contre le résultat du référendum de 2005 sur le TCE (emplis de mépris pour ce peuple indiscipliné qui n’a pas suivi leurs prescriptions), du langage sur les banlieues et ses habitants, notamment au moment des émeutes de novembre 2005, qui exprimait là encore autant un vigoureux mépris de classe que peur et fantasmes, ou des qualificatifs sexistes sur le mouvement féministe…

S’ils n’ignorent pas les différences de « langues » utilisées par les médias, notamment entre celle du journalisme d’information et celle des « commentaires autorisés », les auteurs de ces textes s’emploient à déconstruire avec force précisions leur « fausse neutralité, la croyance naïve au “fait” et la méconnaissance de sa construction sociale », pour mieux mettre au jour les « partis pris implicites, points aveugles et présupposés idéologiques » de ceux que l’on retrouve partout dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. En particulier, ces « ténors de l’air du temps » que sont, entre autres, Alain Duhamel, Laurent Joffrin, Jacques Attali, Bernard Henri-Lévy, Christophe Barbier, Caroline Fourest, Philippe Val, Alexandre Adler, etc. Investis d’une « autorité symbolique » , ceux-ci sont les locuteurs par lesquels les rapports de pouvoir s’exercent finalement « sur le plan linguistique autant que sur les plans politique, économique ou social ». Aussi ces interventions parues sur Internet constituent-elles in fine une lecture critique des mots et des maux de la société dans laquelle nous vivons, dont l’une des premières caractéristiques reste, en dépit des moyens modernes de communication, la confiscation de la parole par quelques-uns.

[^2]: Cf. notamment la Mécanique raciste, Éditions Dilecta, 2008. Voir Politis du 18 septembre 2008 (n° 1018).

[^3]: Cf. l’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Seuil, 2007. Voir Politis du 3 mai 2007 (n° 950).

Idées
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