Europe : d’une crise à l’autre

Gérard Duménil  • 27 mai 2010 abonné·es

Jusqu’à une date récente, on pouvait soutenir que le capitalisme néolibéral, malgré les folies qui l’avaient projeté dans la crise, n’avait pas oublié les conséquences dramatiques des atermoiements qui marquèrent les deux premières années du traitement de la crise de 1929.
Première erreur des années 1930 : ne pas avoir soutenu vigoureusement le système financier. En 1932, le système bancaire états-unien s’effondrait. En mars 1933, un groupe de banquiers se rendit à la résidence de Roosevelt, à la veille de sa prise de pouvoir, pour le supplier de déclarer la vacance du système bancaire (sa fermeture) pour une semaine à l’échelle de l’ensemble du pays. Ce fut chose faite, mais les dégâts furent considérables. À l’inverse, dès les premiers pas de la crise actuelle, la Réserve fédérale vola au secours des institutions financières. L’Europe fut atteinte plus tardivement et à un moindre degré que les États-Unis, mais la Banque centrale européenne emboîta le pas de la Réserve fédérale.

Deuxième erreur : tolérer certains déficits budgétaires mais ne pas stimuler la demande par une vigoureuse politique de dépenses publiques. Même le New Deal, après 1933, resta bien timide à cet égard. Seule la Seconde Guerre mondiale suscita des déficits sans précédent. Lorsque la récession s’amplifia après 2008, comme en 1929, il fut impossible de mettre un frein à la hausse des déficits publics aux États-Unis et en Europe (en dépit du fameux plafond de 3 % des PIB). Malgré les récriminations de la droite, le souvenir des années 1930 joua un rôle déterminant dans l’acceptation des déficits aux États-Unis. Mais la pilule fut difficile à avaler, surtout en Europe.

Le problème est que l’horreur de la dette publique a, elle aussi, un fondement historique. Les droites ont présentes à l’esprit les conditions qui ont permis de désendetter les États après la Seconde Guerre mondiale. Déjà Keynes l’avait dit et écrit. Comment payer la Seconde Guerre mondiale ? Sa réponse était simple : par une vague inflationniste. La solution devait prendre la forme d’un bon prélèvement sur les avoirs et revenus financiers (pas seulement les gros devaient y perdre, il faut le dire). Ainsi la dette fut-elle résorbée après la guerre, par une croissance inflationniste. Les traités européens visaient à interdire la répétition d’un tel scénario, mais nul n’est prophète.
Comment donc naviguer entre deux phobies : peur d’un approfondissement de la crise, peur d’un scénario de désendettement inflationniste au détriment des patrimoines financiers au programme des prochaines décennies ?

La crise des finances publiques européennes de 2010 nous apprend que la tentation de la déflation est encore profondément enracinée sur le vieux continent, apparemment plus profondément qu’outre-Atlantique. Elle a deux visages, les restrictions budgétaires et l’absence de solidarité vis-à-vis des États les plus exposés. « Il faut couper les dépenses » au nom des générations (capitalistes) futures : baisse des salaires des fonctionnaires, non-renouvellement des postes après les départs en retraite, amputation des retraites, gel des dépenses publiques. L’État grec serait au bord de la cessation de paiement, d’autres pays n’en seraient guère éloignés : « Toute forme de solidarité ferait le jeu des plus laxistes ! » Non seulement 1929 était oublié, mais également les effets catastrophiques des plans de « sauvetage » du FMI dans la périphérie au cours des années 1990.
Le dénouement fera date dans l’histoire du XXIe siècle. Les « marchés » n’ont pas de patrie. Dans le contexte d’une économie mondiale exposée au risque d’une crise du dollar, voilà, tout à coup, l’euro menacé par les mouvements de capitaux ! Les bourses s’effondrent face à la perspective d’un approfondissement de la crise dont les politiques ultraréactionnaires européennes seraient l’agent. Deus ex machina transatlantique ! Rappelée à la réalité par les États-Unis, l’Europe s’engage, comme par miracle, dans le financement des déficits de ses États les plus exposés. La Banque centrale européenne se déclare prête à acheter des titres publics ! Les règles néolibérales les plus sacrées volent en éclats. Mais l’austérité reste de rigueur. Personne n’est parfait !

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