La caméra explore l’époque

L’association Canal Marches, qui organise ses premières rencontres régionales le 5 juin, s’engage pour une expression artistique des sans-voix à travers l’audiovisuel. Hors du champ de l’audimat.

Florence Chirié  • 3 juin 2010 abonné·es
La caméra explore l’époque
© PHOTO : MONTEFORTE/AFP

À l’origine, Canal Marches, « c’est un peu le Canal + des marcheurs », s’amuse Patrice Spadoni, animateur et réalisateur, membre fondateur de l’association. Dans son modeste local, au cœur du quartier parisien de Belleville, l’équipe de Canal Marches prépare les premières rencontres des universités populaires de ­l’audio­visuel (Upopa, voir encadré), organisées ce samedi. La dernière action d’une longue liste commencée en 1997. Ils étaient alors cinq cents militants de tous bords à participer aux premières Marches européennes vers Amsterdam contre le chômage, la précarité et les exclusions. Très vite, un constat est dressé : le traitement médiatique du mouvement est en décalage avec la réalité. Une poignée de militants décide alors de changer les choses et de « briser le mur de l’ignorance ». Ils forment une équipe de marcheurs à la vidéo et filment l’aventure. ­Quatre magazines sont montés à chaud et diffusés en cours de route. Canal Marches est né.

L’association qui va se développer par la suite revendique toujours le même concept : se saisir de la caméra pour permettre aux sans-voix de ­prendre la parole. Les sans-voix, ce sont les chômeurs, les SDF, les sans-papiers, « tous ceux qu’on veut ­rendre invisibles », ajoute Patrice Spadoni. Leur donner la parole pour résister à la pensée unique véhiculée par les médias traditionnels et aller à l’encontre des idées reçues. Permettre aussi aux sans-voix de mieux comprendre ce qui est dit sur eux. Quand on leur apporte l’outil vidéo, « leur regard devient plus aiguisé, plus critique. Ils comprennent que ce n’est pas un ruisseau de mensonge ou de vérité et que tout doit être pris avec un certain recul » . En mettant l’audiovisuel au service des exclus, Canal Marches leur propose « de ­cesser d’être des spectateurs passifs, passivité dont profite le pouvoir. » Ce goût pour la révolte n’est pas anodin. Bien que l’association se revendique « indépendante » et « sans étiquette politique » , son côté militant est à l’image de celui de ses partenaires : associations et syndicats « de combat » , « entre une gauche bien à gauche et une gauche libertaire. » Mais s’enfermer dans un sigle serait trop réducteur et, ce qui prime, « ce sont les êtres humains ».

L’association a continué de filmer les marches et d’autres mouvements, comme celui pour l’application de la loi du droit au logement ­opposable (Dalo), ou à réaliser des vidéos militantes. Au fil du temps, Canal Marches a privilégié des actions plus « locales » et s’est concentré sur les quartiers populaires de Paris et de sa banlieue. Les centres sociaux, la rue ou les établissements scolaires sont devenus ses nouveaux lieux de tournage. Des ateliers vidéo ont été mis en place auprès des femmes du centre d’insertion de Babelville. Celles qui apprennent le français pour conquérir leur autonomie voient leur parole et leur créativité revalorisées. Un combat pour mettre en lumière une partie de la population ­invisible aux yeux du grand public.

Depuis octobre 2009, la quinzaine de membres actifs de l’association ­s’échinent à former d’autres associations à la vidéo. Malgré les problèmes techniques et la réticence de certaines associations, subventionnées par des deniers publics, à s’exprimer librement. Elles sont une douzaine à bénéficier de cet enseignement dans le cadre des universités populaires audiovisuelles. Avec l’espoir qu’elles sauront plus tard réutiliser l’outil audiovisuel à leurs propres fins, pour permettre l’expression des populations avec lesquelles elles sont en contact. « Former les gens est aussi une forme de résistance, précise Patrice Spadoni. Les associations sont en retard par rapport au possible. Bien qu’aujourd’hui la vidéo soit très accessible, le monde associatif n’a pas encore les réflexes collectifs pour mettre en place ce type d’activités. » Les Upopa entendent réduire « cet écart entre le possible et le réel » que subissent ces acteurs des quartiers populaires.

Louise, membre de l’association depuis peu, estime qu’ « un premier objectif est rempli au moment de l’atelier, quand les gens ont pu s’exprimer face à une caméra. Ensuite, si ces paroles sont entendues, c’est un plus. » Si la diffusion n’est pas toujours évidente, les membres de l’association ne l’envisagent pas comme une impasse. Les œuvres produites sont en accès libre sur Internet, et la plupart sont sous licence Creative Commons. Un mode de diffusion né en 2001 qui permet aux titulaires des droits d’auteur un partage ouvert de leur œuvre et d’envisager la création dans un but autre que lucratif. Mais, dans le cas de Canal Marches, les visionnages sur le Net restent limités. « C’est vrai qu’on est sur des petits sentiers alors qu’on devrait être sur une autoroute, reconnaît Patrice Spadoni. Mais le film a une valeur et une force énormes parmi les gens qui seront devant l’écran. Il y a ­d’autres formes de satisfaction et de valeur au partage d’une œuvre, qui ne se mesurent pas seulement de façon quantitative. » Des films rapportant les paroles d’anciens de Belleville sont aujourd’hui diffusés dans des Antennes jeunes. Un lien entre les générations et un apport important pour les jeunes gens qui les voient. « Et ça, c’est complètement hors du champ de l’audimat ! »

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