Qu’elles étaient belles, les crises d’antan !

« Le Monde » a traversé plusieurs tempêtes. Mais elles étaient autrefois plus idéologiques que financières.

Denis Sieffert  • 24 juin 2010 abonné·es

À la manière de Brassens regrettant les funérailles d’antan, on pourrait, s’agissant du Monde , avoir la nostalgie des crises d’autrefois. Lorsque le quotidien de la rue des Italiens, comme on l’appelait alors, était secoué par de grands débats idéologiques sur lesquels chacun, et chaque lecteur, pouvait prendre parti. C’était avant que les crises soient essentiellement économiques et financières. La première crise éclate à l’orée des années 1950. Elle traverse l’équipe dirigeante. Tout commence le 17 mars 1949 avec un article d’Hubert Beuve-Méry, qui écrit que l’Europe «  ne peut se passer de l’Amérique, mais […] ne peut lui abandonner son destin ». Des articles d’Étienne Gilson vont dans le même sens. Dans le contexte de la guerre froide et du plan Marshall, l e Monde appelle à se méfier de « l’ami » américain. Il ouvre un débat français et européen sur la question du « neutralisme » . Le 14 février 1950, un éditorial non signé, selon la tradition de ce journal, enfonce le clou : «  Le Pacte Atlantique est-il vraiment la meilleure méthode pour décourager l’adversaire éventuel ? Ne lui assure-t-il pas de redoutables avantages sur le terrain de la guerre froide ? N’engage-t-il pas la politique européenne dans d’insolubles contradictions touchant au réarmement allemand ? » En désaccord avec cette ligne neutraliste, l’un des fondateurs du journal, l’homme lige du général de Gaulle, Christian Funck-Brentano, démissionne. Un autre, René Courtin, opposé au soutien apporté par le Monde aux nationalisations, quitte également le journal. La crise entre associés aura une conséquence historique qui est au cœur de notre actualité. Brièvement démissionnaire, Hubert Beuve-Méry en tire la conclusion qu’il faut assurer structurellement l’indépendance de la rédaction. C’est en 1951 que le journal se dote de l’architecture originale qui est liquidée aujourd’hui. En décembre, la Société des rédacteurs entre avec 80 parts sur 280 à l’assemblée générale de la SARL.

Mais la crise dite du « neutralisme » marquera aussi durablement le positionnement idéologique du journal. Elle témoigne d’abord de la priorité donnée à la politique étrangère et à la construction européenne. On y voit en partie l’empreinte de de Gaulle, qui, à la Libération, avait souhaité la naissance d’un grand journal qui exprimerait les intérêts de la diplomatie française. L’option neutraliste correspond en revanche à la culture politique d’Hubert Beuve-Méry, imprégné de christianisme social.

Une autre crise, en 1956, permettra au Monde de mesurer l’attachement que lui manifeste le public. Un moment déstabilisé par la création de l’éphémère et très droitier Temps de Paris , le Monde demande l’autorisation d’augmenter son prix de vente. Mais il se heurte au refus du gouvernement SFIO de Guy Mollet. Ses lecteurs lui apportent alors leur soutien en achetant le journal plus cher que son prix. Des débats, sinon des crises, ont eu lieu par rapport à la décolonisation. En 1954, le Monde avait soutenu Pierre Mendès France dans ses efforts pour mettre un terme à la guerre d’Indochine. Sa position sera moins claire durant la guerre d’indépendance algérienne. Si le journal publie le rapport de la commission de Sauvegarde des droits et libertés individuelles en Algérie, s’il condamne le recours à la torture, il ne s’engage pas en faveur de l’indépendance.
D’autres débats, plus actuels, ont eu lieu sur le positionnement en politique intérieure. Après avoir appelé à voter « oui » au retour du général de Gaulle en septembre 1958, le Monde se situera rapidement dans l’opposition au général. Une opposition de ­centre-gauche qui se traduit par le soutien à la création de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) en 1963, à la candidature Mitterrand en 1965. En mars 1968, un article demeuré fameux de Pierre Viansson-Ponté fera longtemps sourire aux dépens du journal. Son titre : « La France s’ennuie… » est contredit par l’explosion de « mai ». Les révoltes étudiante, puis ouvrière auront un temps la sympathie du journal. Mais la culture démocrate-chrétienne des hiérarques de la rue des Italiens s’accommode mal des ­ « désordres ». C’est aussi un trait dominant de son histoire : volontiers partisan de réformes sociales modérées, le Monde se veut facteur ­d’ordre. Il soutiendra la dissolution de l’Assemblée, puis le recours aux législatives, le 30 mai 1968.

Le successeur de Beuve-Méry, Jacques Fauvet, confirmera l’ancrage du Monde dans la mouvance sociale-démocrate, ou centre-gauche. Puis le quotidien soutiendra François Mitterrand lors de ses deux candidatures, en 1974 et en 1981, avant, sous la direction d’Edwy Plenel, d’instruire le procès des dérives de la Mitterrandie. Lors de la présidentielle de 2007, le journal prend position en faveur de Ségolène Royal. Avec le PS, le Monde partage un engagement « européiste » hérité de ses origines démocrates-chrétiennes, proches du Mouvement républicain populaire (MRP) fondé en 1944 : soutien au « oui » lors du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992, il s’engagera corps et âme en faveur du « oui » au référendum pour le traité constitutionnel du 29 mai 2005. Il déroge peu à une orthodoxie économique néolibérale. L’économie est sans doute le domaine dans lequel le « quotidien de référence » est le plus univoque. Autrement dit, le moins pluraliste.

Publié dans le dossier
Une défaite du journalisme
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