M. le Maudit

Anne Coppel  • 7 octobre 2010 abonné·es

Lorsque j’ai appris la mort de Bruno Fabre, j’ai été glacée d’horreur et prise de fureur. Le piège s’était refermé sur lui. Lorsque je l’avais rencontré deux ans auparavant, les ressorts de cette tragédie commençaient à se nouer, mais comment imaginer qu’elle se déroulerait selon cette logique implacable que ma génération, nourrie de l’antipsychiatrie, croyait avoir déconstruite. Bruno était alors en plein désarroi : ce beau garçon, d’une intelligence remarquable, souffrait d’épilepsie. Les prescriptions médicales ne parvenaient pas à stabiliser sa maladie et, surtout, elles l’empêchaient de poursuivre ses recherches en mathématiques. Il en souffrait plus que de sa situation sociale, pourtant très précaire. Alors qu’il revenait d’une année où il avait été invité à l’université de Princeton, un congé-maladie l’avait privé de toute possibilité de poste en France : pas de mathématicien souffrant de troubles quels qu’ils soient, ont décidé les commissions de spécialistes. Jean-Luc Sauvageot, directeur de recherches au CNRS à Jussieu, a bien tenté de résister au conformisme ambiant. En vain.

Voilà ce qu’il en a dit le jour de l’enterrement : « Bruno, vous le savez, était l’un des mathématiciens les plus doués de sa génération […]. À 25 ans, il […] était célèbre pour avoir résolu une conjecture fameuse de Hirschowitz, c’est-à-dire un de ces problèmes que ses aînés avaient cherché à résoudre, et où ils n’avaient pas abouti. Une carrière s’ouvrait devant lui, et j’ai pensé qu’une simple impulsion de ma part suffirait à la lui assurer. Je me suis trompé […]. Je ne m’étais pas rendu compte que ce qui faisait son succès, à savoir une démarche scientifique qui ne ressemblait pas à celle des autres, constituerait un obstacle. Bruno a été jugé non conforme […], il ne ressemblait pas à ces doctorants sortis d’un même moule, qu’on peine à distinguer l’un de l’autre. Ces gens immédiatement reconnaissables et si rassurants. » « Bruno n’était pas rassurant, a-t-il ajouté, il était follement doué. » Que l’originalité de l’esprit condamne à l’isolement est une chose, qu’elle condamne à mort en est une autre.

À trois reprises, Bruno a été hospitalisé en psychiatrie. À chaque fois, il a refusé les prescriptions qui l’empêchaient d’être lui-même. À chaque fois, il a été attaché comme un fou dangereux. Bruno est mort seul dans son appartement, au lendemain de la dernière hospitalisation, où de l’Haldol® lui avait été prescrit, alors qu’il ne supportait pas ce médicament. Alors qu’en cours d’hospitalisation il avait même fallu le mener aux urgences avec quarante de fièvre, des tremblements, bref, tous les symptômes du « syndrome malin ». Pourquoi cette prescription de neuroleptiques, qui répond en principe au diagnostic de psychose ? Je suis persuadée que ces prescriptions sont dues à une première erreur de diagnostic, qui a assimilé l’état de confusion qui succède à une crise d’épilepsie à un délire psychotique.

Cette erreur s’est reproduite d’une hospitalisation à l’autre, une équipe médicale confortant l’autre, d’autant que l’hospitalisation psychiatrique semblait enfin donner raison à une famille dysfonctionnelle, en conflit pour l’héritage du père. Sans doute avait-il appris dès l’enfance à résister aux pressions de son environnement avec ses deux seules armes : la naïveté et la clarté de son esprit. Bruno savait qu’il n’était pas fou. Il était persuadé d’être dans son droit. Il a refusé le traitement qui lui était imposé, d’abord pour préserver son intégrité psychique, puis parce qu’il a refusé de se soumettre à une violence institutionnelle qui le privait sans raison de ses droits de citoyen. Il a tenu bon, malgré les menaces qui pesaient sur sa santé physique. Sa compagne, Myrto, a bien tenté d’alerter l’équipe médicale sur le risque d’un accident cardiaque ; un des psychiatres s’était d’ailleurs engagé à renoncer à l’Haldol®, mais Myrto, ni mariée ni pacsée, a été interdite de visite, et la logique hospitalière l’a emporté.

Bruno était un être exceptionnel, mais combien d’autres que lui, avec moins de ressources, plus isolés encore, se débattent pour préserver leur intégrité psychique, combien en meurent, car il en meurt 1 % pour l’Haldol® selon les statistiques officielles. Aujourd’hui, la seule contestation audible de l’institution psychiatrique se fait au nom de la sécurité publique. Nous savons tous que les équipes psychiatriques se débattent contre une demande sociale de plus en plus pressante, avec de moins en moins de moyens. Il semble légitime a priori que les équipes se protègent contre « les fous dangereux » qu’elles sont sommées de traiter. L’expérience nous a appris que la contestation de l’institution n’a pas eu d’autre effet que de renvoyer les patients dans la rue. Aussi un voile épais recouvre-t-il les pratiques hospitalières actuelles. Qui sait qu’aujourd’hui, outre les prescriptions systématiques de neuroleptiques, certaines équipes pratiquent régulièrement le « containment »
– autrement dit, les fous sont attachés jusqu’à ce qu’ils se soumettent, soit plus de 48 heures pour Bruno. Tout fonctionne désormais comme si les internements abusifs ne pouvaient plus avoir cours, comme si le diagnostic psychiatrique reposait sur des critères scientifiques incontestables, comme si le médicament nous protégeait enfin d’une maladie qui cristallise une peur ancestrale, celle de perdre la tête.

Nous vivons dans l’imaginaire de « M. le Maudit », le fou dangereux qui nous menace, et le film est désormais en couleur et en 3D, dans un scénario mille fois répété, dans les faits divers comme dans les séries que nous regardons soir après soir à la télévision. M. le Maudit , c’était hier, en 1931, juste avant que les fous ne soient condamnés à mort. L’avons-nous oublié ?

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