Sauvons le soldat Manning !

Denis Sieffert  • 2 décembre 2010 abonné·es

Ce Bradley Manning pourra toujours se vanter d’avoir semé une belle zizanie dans les relations internationales. C’est ce jeune soldat préposé aux renseignements sur une base irakienne qui aurait, dit-on, fourni à WikiLeaks les centaines de milliers de télégrammes de source diplomatique américaine dont la divulgation a mis en émoi la terre entière. Le site, qui s’est fait une spécialité de publier des documents secrets, nous abreuve depuis lundi d’une nouvelle livraison : quelque 250 000 notes réputées confidentielles, mises à disposition de cinq grands titres, dont, en France, le Monde . Mais qu’apprend-on de nouveau en lisant ces messages ? Que le Proche et le Moyen-Orient sont au cœur des préoccupations américaines ? On s’en doutait un peu. Que l’affaire du nucléaire iranien hante les relations israélo-américaines ? On en avait aussi le pressentiment. Qu’Israël joue les boutefeux et que l’administration Obama freine les ardeurs guerrières de son partenaire ? On l’avait bien compris. Au total, les lignes de force de la diplomatie internationale ne seront sûrement pas bouleversées par ce flot de révélations.

On pourrait même dire que la surprise vient finalement du faible écart entre le discours officiel et ces échanges privés. Le reste appartient à la toute petite histoire. Mais, il faut bien l’avouer, celle-ci, parfois, ne manque pas de sel. Voyez, par exemple, ce responsable du Mossad (les services de renseignements israéliens) qui explique aux Américains la tactique iranienne : « L’Iran , analyse-t-il, ne fera rien d’autre que d’utiliser des négociations pour gagner du temps. »
On serait presque tenté de sourire, tant la ressemblance est frappante avec la politique israélienne dans le dossier palestinien : toujours gagner du temps pour renforcer la colonisation. En ce domaine, l’expertise du Mossad fait autorité. Pour le reste, les intentions israéliennes sont assez connues pour que rien ne nous étonne dans ces échanges de bons conseils entre Jérusalem et Washington. On ne sera pas étonné non plus de lire que l’Élysée est, selon l’expression de l’ambassade américaine à Paris, « la pointe du glaive » dans cette même affaire iranienne. Autrement dit, que le fol équipage Sarkozy-Guéant-Kouchner était à peu près aussi va-t-en guerre qu’Israël. Jean-David Levitte, le conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, allant même jusqu’à qualifier de « fasciste » le régime de Téhéran. Ce qui trahit une légitime sévérité, autant qu’une coupable ignorance sur la nature des systèmes politiques. À moins qu’il ne s’agisse, par ce débordement sémantique, de plaire à Israël. Les scribes de l’ambassade américaine à Paris soulignent en effet la proximité idéologique entre la France de Sarkozy et l’Israël de Nétanyahou. Ce qui n’avait non plus échappé à personne.

On se souvient que Nicolas Sarkozy ira jusqu’à alarmer Washington en posant officiellement cette alternative : « Un Iran avec la bombe ou le bombardement de l’Iran. » Mais là aussi nous n’avons que la confirmation de ce que l’on savait déjà. Comme on ne pouvait ignorer la haine vouée par l’Arabie Saoudite au grand voisin chiite. Le roi Abdallah n’a-t-il pas demandé aux Américains de « couper la tête du serpent » (iranien) ? Ce que l’on ne connaissait pas en revanche, ce sont les exquises vacheries que ces diplomates, ordinairement si réservés, balancent sur les grands de ce monde : Nicolas Sarkozy, « susceptible et autoritaire »  ; Silvio Berlusconi, « imbu de lui-même » , « faible physiquement et politiquement » à cause de ses « longues nuits sans sommeil »  ; Angela Merkel, qui fait « rarement preuve d’imagination »  ; et Vladimir Poutine, « mâle dominant »  ; faute d’avoir semé la discorde entre les États, les promoteurs de WikiLeaks auront au moins froissé les ego. Faut-il pour autant se pâmer devant ce tsunami de minuscules révélations ? Applaudir à la révolution démocratique ? Confondre ce torrent impétueux d’informations sans hiérarchie avec la transparence ? Surtout pas ! Il faudrait être bien naïf pour croire que ces fonctionnaires d’ambassade sont d’un autre bois que le commun des mortels avec son lot d’hypocrisies et ses bons mots.

Prophétisons qu’il y aura au prochain G20 quelques sourires gênés. Et après ? L’essentiel réside peut-être dans la leçon d’humilité infligée par un jeune homme seul, intelligent, marginal et courageux, à la gigantesque machine diplomatico- militaire américaine, et à des personnages qui sont le plus souvent gorgés de toute-puissance. Courageux, Bradley Manning l’est. S’il est en détention depuis le mois de mai, ce n’est pas pour avoir révélé que MM. Nétanyahou et Ahmadinejad se vouent une haine réciproque, mais pour avoir diffusé une vidéo montrant une bavure de l’armée américaine en Irak. C’est ce qu’il a fait de plus fort et de plus utile. Et c’est bien pour cela qu’il risque cinquante-deux ans de prison. C’est aussi pour cela qu’il faut le défendre. Sauvons le soldat Manning !

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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