Agences, lobbies et contre-pouvoirs

Qui décide quoi en matière de santé ? Quelles pressions s’exercent ? Les citoyens ont-ils leur mot à dire ? Cartographie.

Ingrid Merckx  et  Thierry Brun  • 24 février 2011 abonné·es

Pouvoirs

Afssaps

Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Nombre d’agents : 931. Mission : autoriser (AMM, pour « autorisation de mise sur le marché ») et surveiller médicaments et produits de santé (Pharmacovigilance). Les laboratoires pharmaceutiques sont omniprésents à l’Afssaps, notamment dans ces deux commissions qui jouent un rôle essentiel dans la commercialisation d’un médicament. Ils versent des taxes et des redevances pour l’examen des dossiers d’AMM (88 millions d’euros en 2009 sur un budget total de 111 millions). Du fait de la « coopération institutionnelle avec l’industrie pharmaceutique , souligne l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), l’Afssaps […] se trouve […] dans une situation de conflit d’intérêts »  : en 2007, seuls 29 % des 1 564 membres des conseils, groupes et commissions de l’Afssaps n’ont déclaré « aucun lien d’intérêt » avec les labos. L’agence a sérieusement perdu en crédibilité avec l’affaire du Mediator, qui a bénéficié d’une « incompréhensible tolérance » , selon l’Igas. Son nouveau directeur général, Dominique Maraninchi, qui a remplacé le 16 février Jean Marimbert, parti en janvier, entend remédier à la lenteur des décisions et inclure des représentants des patients dans les instances.

Agence européenne du médicament (EMEA)

Organe de l’Union européenne, elle est chargée d’évaluer et de superviser les produits de santé. Elle est normalement soumise à une obligation de transparence mais a été épinglée à plusieurs reprises pour non-respect de ce principe. Le départ récent de son directeur, devenu consultant dans l’industrie pharmaceutique, en dit long sur ses liens avec les laboratoires. Les redevances de l’industrie pharmaceutique prennent une part croissante dans son financement, et la prestation de services de conseil auprès des laboratoires représentait 76 % de son budget en 2008. Les labos font jouer la concurrence intracommunautaire entre les agences de santé et ne cessent d’accroître leur dépendance lors des procédures européennes de demande d’AMM. Comment ? Un laboratoire peut choisir l’État rapporteur, ou l’État référent, qui lui sera le plus favorable…

Organisation mondiale de la santé (OMS)

Organe des Nations unies, chargée depuis 1948 de diriger l’action sanitaire mondiale, elle est sous le feu des critiques, notamment depuis l’affaire de la grippe A (H1N1), à cause de son incapacité à gérer les conflits d’intérêts et de son opacité. L’OMS a été récemment au cœur d’une nouvelle polémique après la nomination d’un directeur de la recherche de Novartis au sein d’un groupe consultatif d’experts. Elle a fait sienne la doctrine des partenariats public-privé avec l’industrie pharmaceutique. Une démarche qui soulève la question décisive de l’indépendance des choix. Ainsi, d’après une enquête du British Medical Journal (3 juin 2010), de nombreux liens d’intérêts des experts de l’OMS ne seraient pas déclarés. Même écho dans un rapport du Conseil de l’Europe (APCE) présenté par Paul Flynn en juin 2010. Plusieurs auteurs des recommandations de l’OMS en 2004 sur l’utilisation des vaccins et des antiviraux en cas de grippe pandémique avaient des contrats professionnels avec des labos pharmaceutiques.

Biobanques

Les biobanques, publiques ou privées, qui conservent les éléments issus du corps humain, montent en puissance et se constituent en réseaux nationaux et internationaux. Certaines banques privées tentent de s’implanter en France en bravant la loi qui interdit, pour l’heure, de payer pour stocker
ses propres organes. D’après le biologiste Jacques Testart, les banques de sperme et d’ovocytes (en partie financées par la Sécurité sociale) sont très influentes et prises dans une logique « opportuniste et hygiéniste » . En outre, elles sont en possession de l’identité des donneurs.

Les Big pharma

En France, l’industrie pharmaceutique (Fabre, GlaxoSmithKline, Novartis, Pfizer, Roche, Sanofi-Aventis, etc.) est représentée par le Leem (Les entreprises du médicament), une puissante organisation patronale qui intervient au sein de l’Afssaps. Elle a aussi ses entrées au Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), représentant notamment les cinq plus grandes entreprises en France, d’où son surnom de « G5 ». Elle siège désormais au conseil d’administration de l’Inserm, qui rassemble la recherche biomédicale publique. D’où un pouvoir d’influence énorme. Les montants consacrés à l’information médicale par l’industrie pharmaceutique étaient estimés par le Leem à 2,41 milliards d’euros en 2004, dont 2 milliards d’euros au titre des seules visites médicales, a relevé une enquête de l’association de consommateurs UFC-Que choisir et de l’Association française des diabétiques, intitulée « Mediator : symptôme d’une organisation malsaine du médicament à réformer de toute urgence ! ».

Agence nationale de sécurité sanitaire

Agents : 1 350. Missions : alimentation, environnement, travail. Beaucoup plus de pouvoir que l’Agence de la biomédecine, d’après André Cicolella, toxicologue : « C’est la première agence européenne avec une visibilité sociale et politique. » Elle vient de fusionner les anciennes Afssa et Afsset dans la logique de la révision générale des politiques publiques. Elle est chargée de veille, d’expertise, de recherche et de référence « sur un large champ couvrant la santé humaine, la santé et le bien-être animal, et la santé végétale » . C’est à elle, par exemple, que se heurtent les alertes concernant le bisphénol A et l’aspartame.

Entre pouvoirs et contre-pouvoirs

Comité consultatif national d’éthique (CCNE)

Il n’a pas de pouvoir a priori. Il s’est néanmoins illustré ces dernières années par des avis prenant le contre-pied du pouvoir en place, que ce soit sur les tests ADN pour les candidats à l’immigration, l’instauration du dossier médical personnel, ou sur la contrainte budgétaire en milieu hospitalier. Il aurait cependant « entamé une mutation » . Selon le biologiste Jacques Testart, ses avis sur la recherche sur l’embryon et le diagnostic préimplantatoire « ne sont plus du tout critiques » et « vont dans le sens de plus de permissivité » . Signe qu’une partie de ses membres cèdent aux lobbies ? Son président, Alain Grimfeld, est aussi président du conseil scientifique de l’Afssaps.

Office parlementaire OPECST

L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST) n’est pas un contre-pouvoir mais une interface. 18 sénateurs et 18 députés travaillent sur chaque rapport. « Il suffit de consulter son rapport sur les pesticides et la santé pour réaliser que la prise de position est politique, pas scientifique » , peste le toxicologue André Cicolella. La sénatrice Europe Écologie-Les Verts Marie-Christine Blandin a expliqué, lors d’un colloque organisé le 20 novembre par Politis et la Fondation sciences citoyennes, à quel point les membres de l’OPESCT étaient mal informés et sous influence.

Contre-pouvoirs

Les lanceurs d’alerte

« Whistelblower » , dit-on en anglais pour désigner celui qui sonne l’alerte face à un problème sanitaire. Irène Frachon contre le Mediator, mais aussi Henri Pézerat sur l’amiante, Pierre Meneton face au lobby des producteurs de sel, Christian Vélot et Gilles-Éric Séralini sur les OGM… En France, le lanceur d’alerte, en décidant de parler, se met en danger. Contrairement au Royaume-Uni, où le lanceur d’alerte est protégé par la loi depuis 1998, il n’existe pas de dispositif de traitement des alertes ni de protection des personnes qui en sont à l’origine. Le lanceur d’alerte agit à titre individuel et se retrouve « exposé aux représailles dans un système hiérarchique qui ne le soutient pas car souvent subordonné à des intérêts financiers, professionnels ou politiques » , rappelle la Fondation sciences citoyennes. « Les études d’évaluation des risques sont souvent portées par des groupes d’experts mandatés et financés en partie par les entrepreneurs eux-mêmes. » Des propositions pour y remédier avaient été formulées lors du Grenelle de l’environnement. Ne voyant rien venir, la fondation a élaboré une proposition de loi de protection de l’alerte et de déontologie de l’expertise.

Prescrire

Poil à gratter de l’industrie pharmaceutique, cette revue trentenaire a gagné en notoriété depuis le scandale du Mediator. « Prescrire cherche à rééquilibrer le rapport de force en faveur des patients contre les firmes , explique Bruno Toussaint, son rédacteur en chef. Ce n’est pas un contre-pouvoir en tant que tel, mais un moyen pour les patients et les professionnels de santé de devenir un contre-pouvoir à l’aide d’une information fiable. » Sa méthode ? La revue est devenue totalement indépendante grâce à ses abonnés, qui comptent des professionnels de santé, dont un tiers des médecins généralistes (soit 30 000 médecins) et 6 000 pharmaciens sur les 22 000 officines. Son approche documentaire recoupe quatre sources d’informations : la firme qui commercialise un produit, l’agence qui a autorisé la mise sur le marché, la littérature scientifique (sous influence car financée par les firmes) et les études d’équipes indépendantes. Enfin, les textes sont le fruit d’un travail collectif.
_ http://www.prescrire.org

Fondation Sciences citoyennes

La fondation est créée en 2002 pour développer les capacités de recherche et d’expertise de la société civile, stimuler les débats autour de la science, promouvoir des choix scientifiques et techniques démocratiques. « L’accumulation de crises (Tchernobyl, amiante, sang contaminé, vache folle, OGM…) a montré la nécessité de prendre en compte d’autres intérêts et risques que ceux définis par les acteurs techno-industriels. Elles ont suscité une remise en cause de l’expertise et de la science, un renouveau des mobilisations sociales et de nombreuses initiatives d’implication de profanes dans la recherche, l’expertise ou la vigilance », expliquent ses animateurs. L’une des activités de la fondation est de soutenir les lanceurs d’alerte, et d’éviter qu’ils ne se retrouvent isolés et placardisés.
_ http://sciencescitoyennes.org

Santé & Travail

Revue trimestrielle éditée par la Mutualité française, Santé et travail est un outil redoutable d’expertise des questions de santé sur le lieu de travail. S’y expriment des médecins, des inspecteurs du travail ou des chercheurs. Un domaine où le lobby de l’industrie chimique est souvent pointé du doigt. C’est l’une des rares revues à s’intéresser aux salariés de l’industrie pharmaceutique.
_ www.sante-et-travail.fr

Réseau environnement santé

Conscient du poids des facteurs environnementaux dans l’augmentation de maladies du type cancer, diabète, asthme ou allergies, ce réseau défend une meilleure prise en compte des données scientifiques validées
et le respect du principe
de précaution. Il rassemble des ONG, des professionnels de santé, des scientifiques, des malades et des citoyens.
Il travaille notamment sur des dossiers comme le bisphénol A, l’aspartame ou les amalgames dentaires.
_ http://reseau-environnement-sante.fr/

Les associations d’usagers

Elles sont nombreuses, plus ou moins influentes, certaines historiques et incontournables, tels Act Up ou le Collectif interassociatif sur la santé (30 associations membres, dont Aides, l’Association française des diabétiques, Association pour le droit de mourir dans la dignité, Médecins du monde…).

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