Monsieur Tout-Monde

Édouard Glissant est décédé le 3 février. Retour sur le parcours d’un écrivain qui voyait l’écriture comme « une insurrection de l’imaginaire »

Denis Constant-Martin  • 10 février 2011 abonné·es

Le 3 novembre dernier, Édouard Glissant faisait don au public de l’Odéon des fleurs qu’il avait cueillies dans la littérature du « Tout-Monde » : offrande d’Eschyle, Mahmoud Darwich, Tchicaya U Tam’Si, Aimé Césaire ou Blaise Cendrars, parmi d’autres, dont les vers proclament la puissance de la poésie. L’ovation qui suivit la transmutation d’Anabase de Saint-John Perse par Denis Lavant valait non seulement hommage à Glissant l’écrivain, mais aussi à son idée de la poésie. Pour lui, elle était un outil de la construction du monde ; fusionnant les sources grecques du mot, il embrassait le faire et le rêve, l’insupportable et l’ardeur transformatrice. C’est en quoi, sous forme de poèmes, de romans, de pièces de théâtre ou d’essais, les textes où se déployait sa pensée étaient d’une poésie débordante.

Tout commença en Martinique sur les hauteurs des mornes, qu’Édouard Glissant quitta pour la ville puis pour la France continentale de la fin des années 1940. Il y vécut les élans de la lutte anticoloniale et, à la lumière de Frantz Fanon, envisagea les situations coloniales sous un angle nouveau, s’engageant à la fois dans l’écriture et dans le combat. La Lézarde (Le Seuil), roman qui lui valut le prix Renaudot en 1958, retraçait les ambiguïtés de la lutte en Martinique pour mieux la projeter dans un futur sans limites.

Ses activités politiques – fondation d’un Front antillo-guyanais et signature du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission – lui valurent d’être interdit de séjour aux Antilles et assigné à résidence en « métropole » de 1959 à 1965. Dès cette période, il commence à poser les jalons d’une réflexion qui va le conduire de l’antillanité au « Tout-Monde », et qu’il poursuivra à l’Unesco puis dans des universités américaines.

Le point de départ en est le navire négrier qui déporte d’Afrique vers les Antilles. L’idée de « Relation » en surgit : la traite relie des continents et mêle des êtres dans une violence originelle. Pétrie de haines et d’amours, de complicités et d’affrontements, se forme une société nouvelle qui, parce qu’elle est née du mélange, ne se restreint pas aux îles mais engendre des dynamiques embrassant le monde entier.

Dénommées « créolisation », ces dynamiques de « Relation » ignorent les séparations et fondent biens, idées et personnes dans des créations dont le résultat est imprédictible. Édouard Glissant en conçoit deux idées capitales. La « Relation » n’efface pas les spécificités locales mais les rattache sans les figer : ce qu’on appelle les « identités », nationales notamment, ne saurait être de « racine unique » mais connecté en ensembles rhizomiques se recomposant en permanence. L’imprédictibilité des effets de la créolisation ne vaut pas fatalité : elle invite à la lutte pour un monde où toutes les différences s’enrichiraient mutuellement.

C’est là que la poétique prend son plein sens : comme une « insurrection de l’imaginaire » qui « portera enfin les humanités à se vouloir et à se créer (en dehors de toute injonction morale) ce qu’elles sont en réalité : un changement qui ne finit pas, dans une pérennité qui ne se fige pas. »

Culture
Temps de lecture : 3 minutes