« Un prof par classe, c’est pas la lune ! »

Pour protester contre le manque d’enseignants, des parents d’élèves occupent une école maternelle à Epinay-sur-Seine. Ils entendent saisir la Halde pour discrimination territoriale et élargir le mouvement.

Ingrid Merckx  • 3 février 2011 abonné·es
« Un prof par classe, c’est pas la lune ! »
© Photo : Horvat / AFP

Le téléphone sonne. Une mère décroche : « Jean-Jaurès Sud, école occupée par les parents d’élèves… » Son interlocuteur ne semble pas au courant. Les parents occupent pourtant le bureau de la directrice de cette école maternelle d’Épinay-sur-Seine (93) depuis le 11 janvier. Nous sommes le 28, cela fait donc presque trois semaines… Motif : non-remplacement chronique des enseignants absents. Des banderoles sont accrochées sur la grille et la façade de l’établissement. Difficile d’ignorer la situation. D’autant qu’à l’entrée un tableau explique que cette action vise à « éveiller l’attention des responsables nationaux » . En outre, « tous les parents sont invités à s’organiser pour adopter un roulement d’occupation » . Pour l’heure, le roulement repose principalement sur un noyau dur constitué de Murielle, Pamela, Claudine, Aurélie, Stéphanie, Émilie, Sabine… « Et deux papas ! , revendique joyeusement Vincent, Mathieu n’est pas loin… »

Membres de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), ces parents sont d’ordinaire déjà impliqués dans les affaires scolaires. À la rentrée de janvier, trois professeurs sur dix manquaient, puis cinq deux jours plus tard (congé maternité, grippe…), sans perspective de remplacement. Ils ont vu rouge. Et ont décidé d’occuper le bureau de la directrice. « L’inspecteur dit qu’il nous recevra quand nous lèverons l’occupation. Nous répondons que nous lèverons l’occupation quand il nous recevra ! » , sourit Mathieu en arrivant. Une calme colère rassemble cette petite assemblée. « D’autres parents de cette école ou d’autres établissements passent par solidarité » , témoigne Murielle, dos à la fenêtre. Mais, en dehors de leur petite équipe d’une dizaine de personnes, « il est difficile d’élargir la mobilisation. Pourtant, nous nous relayons à chaque entrée et sortie d’école pour informer… »

Dans le bureau, certaines mamans se taisent mais pèsent de leur présence. D’autres chuchotent en aparté. Une bonne moitié ont dans les 25-30 ans, les plus âgées ont des enfants en élémentaire ou au collège. L’une porte un foulard, la plupart ont gardé leur gros manteau sur le dos malgré la chaleur qui règne dans la pièce. Elles ne se mettent pas à l’aise, elles occupent. « Jusqu’en juin s’il le faut » , grogne l’une. À 16 heures, les parents ­quittent les lieux et « libèrent » la directrice, Mme Hardy. Ne pouvant effectuer ses tâches administratives, celle-ci reste dans son bureau pour s’assurer que tout se passe bien. « Je suis tenue à un devoir de réserve » , annonce-t-elle d’emblée. Sa situation est tendue : ses requêtes auprès de l’inspection d’académie pour obtenir des remplaçants sont restées lettre morte, mais l’action des parents commence à retarder des projets pédagogiques. Le fonctionnement général de l’établissement n’est cependant pas affecté. « Cette dame voudrait inscrire son fils pour le déjeuner à la cantine, lui lance la mère qui répond au téléphone. C’est pour une urgence, elle va accoucher… » « Son nom ? » , susurre Mme Hardy avant de filer prévenir…

La porte s’ouvre, se referme, des parents sortent décrocher leur mobile, de nouveaux arrivants bousculent un peu ceux qui se tiennent à l’entrée. Des clameurs du couloir pénètrent par intermittence. À l’intérieur, la place est comptée. Les deux pères, debout, volubiles, peinent à céder la parole. Comme il n’y a pas assez de chaises on se relaie, y compris sur le fauteuil de la directrice, au centre. Pour l’heure, il est occupé par Karima Delli, députée européenne Europe Écologie, passée se rendre compte de la situation. C’est la première politique à se déplacer à Jean-Jaurès. Olivier Besancenot a envoyé une lettre de soutien depuis la Tunisie. Jean-Luc Ben­nhamias a téléphoné… Karima Delli assure qu’elle va faire venir Eva Joly le 7 février pour la journée d’action que ces parents organisent. « L’idée, c’est d’occuper un maximum d’écoles d’Epinay , résume Mathieu, et si possible d’étendre le mouvement à d’autres villes du département. Malheureusement, la FCPE 93 ne souhaite pas relayer notre mot d’ordre… » Il faut tenir jusque-là. « C’est long… , soupire une mère dans un coin. Mais que faire ? Depuis septembre, il y a eu 49 jours avec au moins une classe sans maître ! »

Certains sont du matin, d’autres de l’après-midi ou encore de la journée entière. Les mères les plus assidues ne travaillent pas. « Mais j’ai un boulot : mère de famille ! » , lance l’une. Il faut toujours un parent dans le bureau. À midi, ils prennent leur repas dans une pièce à côté, sauf ceux qui rentrent faire déjeuner leurs enfants. Une mère est là avec sa fillette de 2 ans, jolie petite blonde avec des couettes. Avant, il y avait une classe entière de moins de 3 ans à Jean-Jaurès. Cette année, des enfants nés en 2006 et 2007 se sont vu refuser l’inscription. « J’en connais une , clame une mère qui vient d’entrer, qui a un enfant scolarisé ici et l’autre à l’autre bout de la ville. Comme elle n’est pas prioritaire pour la cantine, à midi, elle doit se trouver à deux endroits d’Épinay en même temps ! » Si Jean-Jaurès est occupée, toute la ville est concernée : à Épinay, plus de 80 % des absences n’ont pas été remplacées depuis septembre.

Ce 28 janvier est un jour faste : la veille, Vincent a pu lire un texte au conseil municipal avant qu’il ne démarre. Puis celui-ci a publié un vœu qui reprend quasiment l’intégralité de leurs revendications. « Ce texte nous convient , se réjouit une mère, sauf quand le conseil écrit qu’il “demande que des solutions alternatives soient mises en place…”. Nous redoutons que cela consiste à ponctionner les remplaçants des villes voisines. Pas question que le problème se déplace, nous voulons des solutions durables ! » Soit un quota de remplaçants pour Épinay de 28 enseignants formés contre 24 actuellement, et que les congés maternité et congés longue durée soient pris sur le contingent du département. Et, surtout, anticipés.

À l’heure où ils parlent, le maire, Hervé Chevreau, divers droite, rencontre des conseillers de Luc Chatel au ­ministère. Dans l’après-midi, il expliquera être sorti de ce rendez-vous « peu enthousiaste » , date ayant été prise avec l’inspecteur d’académie, Daniel Auverlot, quelques jours plus tard. Lequel avait justement expliqué dans la semaine qu’il possédait un potentiel de remplaçants de 10% pour 15% d’absents depuis janvier. « Ce n’est qu’une question de moyens ! » , martèle Hervé Chevreau en assurant qu’il « comprend parfaitement » la colère des parents. Il conseille de laisser les petits à l’école malgré tout : même si les enseignants sont absents, elle est obligée de les accueillir. « Avec des classes surchargées, les enseignants peuvent légitimement se plaindre à leur hiérarchie » , défend-il.

Une situation intenable sur le long terme. « On est dans un quartier populaire et dans une école classée ZEP , argue Mathieu. Les effectifs ne devraient pas dépasser 25 enfants par classe. Avec les absences non remplacées, ils passent à 30 ou 31 pendant plusieurs semaines ! Ça chamboule tout le monde : les plus petits qui, attachés à leur maîtresse, perdent leurs repères, les enseignants qui ne peuvent plus correctement accompagner les élèves, les parents qui doivent les faire travailler à la maison et qui ne peuvent pas toujours… » Paradoxe, souligne un autre : « On se retrouve à conseiller à ceux qui le peuvent de garder leurs enfants à la maison, alors qu’on ne cesse de répéter que la régularité en maternelle est fondamentale ! » Dans la pièce ­confinée, la fillette tente de rester sage. Elle attrape quelques livres dans des casiers au fond. Les feuillette. S’agite. Monte sur les genoux de sa mère. Redescend…

« Nous préparons une lettre pour la Halde , avertit Mathieu. Tous les matins, nous faisons le compte des professeurs absents dans la ville, mais nous n’avons pas les moyens de comparer les chiffres ni de démontrer ce que tout le monde pressent : une situation de discrimination territoriale dans le département. À Versailles, ils n’ont pas tant de problèmes de remplacement ! »

Trois mères sursautent, un ballon vient de heurter la fenêtre dans leur dos. Certains de ces parents n’en sont pas à leur coup d’essai. Voici quatre ans que les remplaçants manquent à Épinay. « On a même séquestré un directeur l’année dernière , grince l’une. On l’a relâché au bout de trois heures. Ça n’a rien donné… » Quel espoir d’être entendus ? Comment mesurer le rapport de force ? « On demande un enseignant par classe, c’est quand même pas la lune ! » « Une porte est bloquée dans une classe, interrompt soudain la directrice. Il faut appeler les services municipaux. » Une mère décroche le combiné… « Il y a un autre accès, les élèves ne sont pas bloqués, précise-t-elle au téléphone. Mais il faudrait passer sans tarder… »

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