Une étoile prête à danser

Alain Cangina  • 10 février 2011 abonné·es

« Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante » , disait Nietzsche. Ce n’est pas demain que notre ciel nocturne deviendra une piste de bal. Les citadelles à la Vauban du père Descartes sont solides. La sagesse de Spinoza
les a à peine ébréchées.
Vous avez dit chaos ? N’est-ce pas l’opposé de ce qu’on nous apprend ?
« Ne mets pas tes doigts dans ton nez ! » , « Dis merci à la dame ! » , « Range tes affaires, c’est le bordel ! »

Oui, j’ai dit chaos, mais les sciences
de la complexité nous informent
que l’univers n’a jamais été un chaos, même au moment du big bang.
Il avait une expansion holistique,
pas chaotique.
Le chaos nous apparaît si effrayant,
si obscur que non seulement nous
le chassons en nous-mêmes, mais nous le traquons chez les autres, c’est une peste qui ne doit pas nous contaminer.
Le chaos est un fantasme. En vérité,
il n’existe pas. L’entropie de
Sadi-Carnot l’a démontré.
Ce qui se disperse va ailleurs,
rien n’est jamais perdu.
Tout se recompose, et souvent
de manière inattendue.

L’inattendu ? L’imprévisible ? L’étranger ? Non, il faut des repères,
des points fixes immuables, sinon
nous sommes désorientés, perdus
dans l’inconnu. Il nous faut des cartes, même pour la terra incognita.
Ainsi, nous nous séparons de tout mouvement créatif et innovant pour nous réfugier dans l’immobilisme d’un passé établi : normes, formatage, codes, sigles. La peur qui oriente la plupart de nos comportements nous a fait installer des néons dans les moindres ruelles de notre vie : savoir, certitudes, stéréotypes, jugements… Comment, dès lors, observer notre nuit, dans cette lumière illusoire qui nous plonge dans le bain
du sécuritaire et de l’utilitarisme ?
Nous ne voyons même pas le gaspillage d’énergie, rendus aveugles par cette fausse clarté.

Nous sommes comme des papillons
de nuit autour des éclairages artificiels de la volonté de maîtrise
et du pragmatisme rassurants.
Nasrudin, à la nuit tombée, rentre
chez lui et voit son voisin à quatre
pattes sous un lampadaire.

Que fais-tu là, mon ami ?,
demande Nasrudin.

– J’ai perdu mes clés et je voudrais rentrer chez moi.

Aussitôt Nasrudin se met à genoux et cherche de concert avec son voisin.
Au bout de quelques minutes,
Nasrudin demande :

Es-tu sûr d’avoir perdu tes clés
à cet endroit ?

– Pas du tout, rétorque le voisin,
mais c’est là qu’il y a de la lumière !

Sommes-nous condamnés à repousser
la quête de notre étoile dansante
et à oublier définitivement ce qui réjouissait notre œil d’enfant ?

Pourtant le vivant n’est pas mathématique. Un et un ne font pas deux. Le tout vaut plus que la somme des parties, les astrophysiciens nous l’ont montré. Quel est donc ce « plus » qui surgit d’on ne sait où ? Un petit supplément d’âme ? Il y a là une ouverture vers la danse de notre étoile.
Ce chaos n’est pas aussi infernal que nous voulons le croire. Il est, avant tout, l’effet trompeur de notre raison raisonnante et conditionnée.
Ce mot est devenu un réflexe de défense dès que l’ordre est légèrement ébranlé, dès qu’il y a l’ombre d’un doute.
Il est le miroir de notre peur.
Personne ne nous oblige de croire
que notre inconscient est un égout
aux relents pestilentiels, une boîte
de Pandore remplie de pulsions plus terribles les unes que les autres. Justement, et s’il y avait dans notre inconscient une étoile prête à danser ?
Et si ce chaos était simplement un taillis épais d’herbes folles ayant envahi
notre terre laissée en jachère ?
Certes, y pénétrer comporte des risques : s’écorcher dans les ronces entremêlées, se brûler aux orties géantes, se faire piquer par quelque insecte installé dans ce fatras, voire plonger les mains dans les détritus que les passants ont jetés
sur ce terrain abandonné.

Bien sûr, il faut faire cet effort-là
pour aller y voir de plus près, mais nous sommes loin du gouffre insondable
que nous avons inventé.
Si ce taillis est si fourni, n’est-ce pas
la preuve de la fertilité de cette terre ?
Avant de naître, l’étoile doit se construire au cœur même de la nébuleuse. Si nous accueillons cela, nous verrons notre étoile dansante s’accorder avec la voie lactée tout entière.

Digression
Temps de lecture : 4 minutes