Une Internationale devenue gênante

L’exclusion tardive des partis de Ben Ali et de Moubarak, et le maintien du parti de Laurent Gbagbo jettent une lumière crue sur une organisation qui n’incarne plus, depuis longtemps, le projet social-démocrate.

Michel Soudais  • 24 février 2011 abonné·es
Une Internationale devenue gênante
© Photo : DUNAND, MESSINIS, SORIANO / AFP

Il n’a jamais été autant question de l’Internationale socialiste (IS). Depuis que Michèle Alliot-Marie est mise en cause pour ses relations tunisiennes, la droite ne manque pas une occasion de rappeler que le Parti socialiste avait en quelque sorte partie liée avec les formations politiques de Zine el-Abidine Ben Ali et d’Hosni Moubarak. Celles-ci étaient membres de l’IS et n’en ont été exclues que très tardivement. Ce faisant, l’UMP oublie que le groupe du PPE au Parlement européen, présidé par l’un des siens, Joseph Daul, a été le premier à signer en grande pompe, le 29 juin dernier, un accord de coopération avec le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Tunisie pour promouvoir le dialogue euro-méditerranéen. Cet accord ne rend toutefois pas moins choquantes les révélations sur les amis dictateurs de l’Internationale coprésidée par Ségolène Royal.

Il aura en effet fallu attendre la fuite du successeur de Bourguiba pour qu’il soit décidé quatre jours plus tard, le 18 janvier, d’exclure le RCD tunisien. Et le 31 janvier pour que la mesure frappe le Parti national démocratique (PND) égyptien, à la suite des manifestations demandant la démission du raïs et réprimées dans la violence. En revanche, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, qui refuse de reconnaître le résultat de l’élection présidentielle du 28 novembre, figure toujours parmi ses membres. Et l’Ivoirien Pascal Affi N’Guessan, président du FPI, est l’un des 35 vice-présidents de l’IS.

Révélées au grand public, ces amitiés politiques sont du plus mauvais effet pour des socialistes français. Historiquement, ils se revendiquaient d’une Internationale qui, à la différence de l’Internationale communiste, faisait de l’attachement à la démocratie et aux libertés publiques un principe intangible. Ces amitiés gênantes n’ont rien de phénomènes isolés. Parmi les quelque 170 partis et organisations politiques de tous les continents qui composent l’IS, comme membres « de plein droit », « consultatifs » ou « observateurs », plusieurs formations et personnages font figure de moutons noirs. C’est le cas du Parti révolutionnaire du peuple mongol. Unique formation autorisée en Mongolie jusqu’en 1990, le PRPM y tient toujours les rênes de l’État, au besoin avec l’aide musclée de l’armée.

En cause, « une frénésie d’élargissement qui, notamment en Amérique du Sud, a fait entrer des partis qui ne devaient pas y être, ce qui en retour à fait obstacle à l’adhésion de formations qui y avaient toute leur place » , explique le député européen (PS) Harlem Désir. À sa création en 1951, l’IS rassemble presque uniquement des partis d’Europe occidentale qui, en Grande-Bretagne, sous l’égide du Parti travailliste, ont entrepris dès 1944 de reconstruire l’Internationale ouvrière socialiste, créée en 1923 et disparue avec le conflit mondial. La décolonisation, d’abord, et la chute des pays communistes vont étendre considérablement son influence.

L’impulsion est donnée dès les années 1960 par des hommes comme le Suédois Olof Palme, l’Autrichien Bruno Kreisky, et surtout l’Allemand Willy Brandt. Sous la présidence de ce dernier, de 1976 à 1992, l’IS s’élargit grandement à l’Amérique latine et à l’Afrique. Avec l’appui des socialistes français, qui, au lendemain de leur victoire en 1981, veulent promouvoir un projet africain, résolument non aligné, et empêcher la création d’un projet concurrent, l’Internationale africaine socialiste, porté par le Sénégal et la Tunisie de Bourguiba.

La croissance de l’IS, qui comptait 111 membres en 1992 à l’arrivée de Pierre Mauroy à sa tête au congrès de Berlin, s’accélère encore sous sa présidence. Elle s’ouvre aux pays de l’Est, où la chute de l’empire soviétique laisse de nombreux partis en déshérence, mais aussi à bien des mouvements progressistes qui, dans le reste du monde, se référaient à l’idéologie marxiste. En 1996, le congrès de New York enregistre l’adhésion de plus de trente partis et organisations, dont celle de l’ultra-archaïque et corrompu Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), alors au pouvoir depuis soixante-dix ans au Mexique. Trois ans plus tard, à Paris, l’IS enregistre l’adhésion pleine et entière de l’ANC, parmi une trentaine d’autres, pas toute aussi défendables.

« On a voulu faire du chiffre, sans être trop regardant sur les adhésions », reconnaissait Pierre Moscovici, le 10 février, sur Slate.fr. Quand il était encore au PS, Jean-Luc Mélenchon avait dénoncé ce que Benoît Hamon déplorait récemment : on trouve au sein de l’IS « des partis qui ont soutenu des dictatures en Amérique latine ». Le vieux Parti libéral colombien, au sein duquel s’est formé Alvaro Uribe avant de le quitter en 2002 pour briguer la présidence du pays, a pour principaux faits d’armes l’élimination de la gauche et les tortures contre les syndicalistes. Et que dire de l’Action démocratique, le parti de feu Carlos Andrés Peréz, l’ancien président social-démocrate du Venezuela (1974-1979 et 1989-1993), mort en exil à Miami au dernier Noël ?

En février 1989, il avait fait tirer sur la foule qui manifestait à Caracas contre les effets d’un plan de réajustement économique décidé dans le cadre du Fonds monétaire international (FMI). Bilan de ce « Caracazo »  : 3 000 morts ! En 1992, de nouvelles répressions de manifestations populaires avaient fait encore 250 morts. Écarté du pouvoir et poursuivi pour corruption, Carlos Andrés Peréz, avec son parti, a soutenu en 2002 le coup d’État manqué contre Hugo Chávez. Aux dernières élections générales au Venezuela, l’Action démocratique et deux autres formations membres comme elle de l’IS, le Mouvement vers le socialisme et Podemos, étaient encore unis à la droite la plus réactionnaire dans une grande coalition anti-Chávez d’une douzaine de partis, qui a tout juste rassemblé 45 % des suffrages.

Au Pérou, le bilan de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (Apra) n’est pas plus reluisant. Son leader, Alan García, est un des présidents d’honneur de l’IS. Élu à la présidence du Pérou en 2006 avec ­l’appui de la droite, il a couvert début 2009 les dizaines de morts provoquées par la répression féroce du mouvement populaire indigène de la région de Bagua, qui protestait contre un décret gouvernemental autorisant l’exploitation de cette région d’Amazonie par des multinationales états-uniennes. Alan García n’en est pas à son coup d’essai. Une enquête officielle estime à 1 600 le nombre de disparus sous sa première présidence (1985-1990), marquée notamment par l’exécution sommaire de plus de 200 détenus lors de mutineries dans trois prisons du pays en 1986, pendant un congrès de… l’IS qui se tenait à Lima.

« Pour que l’IS garde un sens, il faudrait aujourd’hui la débureaucratiser et la recentrer sur ses valeurs » , déclare encore Pierre Moscovici. Or jusqu’ici, cela n’a pas été possible. Certes l’IS a adopté une charte éthique à São Paulo en 2003, sous la pression des socialistes français et belges. Mais le comité chargé de la faire appliquer ne s’est jamais réuni, confesse l’ancien ministre des Affaire européennes, qui en a été le premier président : « L’IS est une bureaucratie compliquée, qui n’a jamais vraiment eu l’intention de faire fonctionner ce comité. » D’où des apparentements tantôt ubuesques, comme celui de la présidente du Costa Rica, Laura Chinchilla, leader du Parti de la libération nationale, opposante déclarée à la laïcité, à la contraception et à la légalisation de l’avortement et des unions civiles pour les personnes du même sexe.

Les socialistes français, conscients que les moutons noirs de l’IS agissent comme « un repoussoir pour des forces progressistes qui mériteraient d’en faire partie » , à l’instar du Parti des travailleurs brésilien de l’ancien Président Lula, sont déterminés à clarifier les appartenances à la vénérable institution, assure Harlem Désir, convaincu de la nécessité de « restaurer la crédibilité de l’IS, dont on aurait plus que jamais besoin » . Martine Aubry a envoyé une lettre en ce sens au président de l’IS, le Grec Georges Papandréou, et à la vice-présidente française, Ségolène Royal. La question devrait être examinée lors de la prochaine réunion des instances de direction de l’organisation internationale à la mi-mars à Athènes. Si l’IS ne veut pas que le soixantième anniversaire de son congrès fondateur, en juin, soit celui de son enterrement, c’est urgent.

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