Du mauvais usage de la psy

Alain Cangina  • 17 mars 2011 abonné·es

Faut-il donc que nous soyons éloignés du vivant pour avoir recours aux expressions comme « la vraie vie » ou « les vrais gens ». Nous pouvons mesurer combien nous baignons dans le virtuel, où la connaissance se désarticule. Jamais les discours n’ont été aussi loin du réel et jamais la pensée n’a été aussi pauvre.

Dès lors, nous entendons mieux d’où surgit ce pessimisme ambiant, frôlant le désabusement.

La plupart des gens ne croient plus vraiment à rien, et un savoir sans vision n’amène qu’à la séparation déchirante
et au découpage mutilant. Se sentir obligé de rajouter le qualificatif « vrai » pour donner du poids à ce que l’on dit est, de mon point de vue, inquiétant.
Devrons-nous dire demain :
« le vrai du vrai de la vie » ?

Dans ce morcellement technique et spécialisé du monde, chacun finit par perdre de vue son unité personnelle. La vision globale, où le sens donnait un lien unificateur, devient indistincte. Et sans ce lien, il est très difficile de vivre quelque chose qui ressemblerait à une destinée. Nous vivons de séquence en séquence, et le sentiment de parcourir un chemin qui ferait trace, au moins individuellement, s’étiole et se nécrose. C’est celui de l’inutilité qui s’installe.
Ce qualificatif de « vrai », s’il est digne d’alerte, est aussi celui d’un espoir : retrouver sa parole propre et sa responsabilité d’homme dans un monde qui l’exclut. L’ersatz philosophique d’aujourd’hui cherche une foi sans divin et, ce faisant, le néant.

Dans ce vide apparent, la psychologie a occupé l’espace avec de plus en plus d’arrogance et, parfois, de mépris. Son emprise a perverti le conseil socratique indépassable « connais-toi toi-même » en censurant la fin de cette vérité : « et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Par la prestidigitation lacanienne du petit « a », on est passé du divin au divan.

Oui, oui, j’entends l’indignation comme quoi je bouscule le totem, je transgresse le tabou, je rajoute du malaise dans la civilisation en suscitant de l’illusion sans avenir.

La psy, mise à toutes les sauces, nous propose de trouver notre identité, d’être lucides sur nous-mêmes. Que fait-elle donc alors si ce n’est de maintenir là les normes et les dogmes dans un autre conditionnement ?
Omniprésente dans tous les débats, ou s’insurgeant de ne pas y être, elle prétend avoir réponse à tout… et répond à tout.

À 3 ans, tout est joué ! dit-elle, pourquoi s’étonner alors d’entendre que certains veulent dépister la délinquance à l’école maternelle ? La « chose » ( das Ding ) a fait son œuvre œdipienne. Les pulsions nauséeuses mènent la sarabande dans l’inconscient et la vie est séparée en deux : le principe de plaisir, qui nous rend coupable, et le principe de réalité, qui nous frustre. De toute façon, la pulsion de mort planquée derrière l’homéostasie gagne toujours. Pas de choix, pas d’espoir.

Si l’Église nous a séparés de Dieu, si la science nous a séparés de l’homme, la psy peut nous séparer de nous-mêmes. Freud l’affirme, le maximum que nous puissions attendre serait de ne pas être trop malheureux. Ouf ! Le pessimisme est « normal ». Désabusé, c’est être lucide ; déprimé, c’est être névrotique.

Nul n’est besoin de narcissiser en fouillant les poubelles de la vie de Freud pour comprendre l’escroquerie. Je ne prendrai qu’un seul exemple, mais emblématique : les cellules psychologiques d’urgence. Que nous disent-elles derrière « la bonne intention » d’aider, en transformant les témoins en victimes ? Que l’inattendu, l’imprévisible peuvent traumatiser et qu’elles vont nous ramener à une vie sans secousse, « homéostasée ». L’émotionnel ne doit pas quitter le niveau Bisounours, et la maturité doit croître sous protection.

D’ailleurs, demande-t-on l’avis des personnes concernées ? Non.
C’est un sas obligatoire, sans qu’on laisse le temps à une demande d’aide
de se formuler, si le besoin se faisait sentir. Il ne paraît pas possible, non plus, que ces personnes fassent elles-mêmes leur propre réflexion ou échangent
avec leur famille ou leurs amis,
donc aient la capacité de gérer
elles-mêmes la situation. Il faut une écoute professionnelle.

Sous le couvert de permettre à l’individu de prendre sa responsabilité, la psy la lui retire. L’homme n’est constitué que de son passé, dont il ne se séparera jamais. L’homme n’est pas libre, et il ne peut pas l’être.
Et si on arrêtait de se laisser prendre pour des cons ?

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