Les chômeurs en panne de réveil

Très mobilisées à la fin des années 1990, les associations de chômeurs et de précaires peinent aujourd’hui à rassembler. Alors même que le chômage et la précarité explosent. À quand une prise de conscience ?

Pauline Graulle  • 3 mars 2011 abonné·es
Les chômeurs en panne de réveil
© Photo : VERDY / AFP

Hiver 1997. 12,4 % d’actifs pointent à l’ANPE. La suppression brutale des fonds sociaux de l’Assedic – ces caisses destinées à aider ponctuellement les chômeurs les plus en difficulté – a mis le feu aux poudres. Les occupations spontanées d’ANPE et d’Assedic se multiplient. Comme ailleurs en Europe, les marches de chômeurs déferlent sur l’Hexagone. En tête des cortèges, « la bande des quatre », composée de la CGT-Chômeurs et de trois associations nées dans les années 1980-1990 : Agir ensemble contre le chômage (AC !), l’Association pour l’emploi et la solidarité des précaires (Apeis) et le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). Tous unis face au gouvernement Jospin pour réclamer une prime de Noël de 3 000 francs, la hausse des allocations et leur représentation dans les instances décisionnaires de l’assurance-chômage. La fronde est soutenue par 8 Français sur 10, qui découvrent ­l’hyper­chômage, avec ses dégâts sociaux et psychologiques. Un chômage massif et de longue durée, dont les spécialistes prédisent la disparition en… 2010.

  1. Depuis trois ans, le chômage est reparti de plus belle. Cinq millions [^2] de personnes évoluent dans les circuits kafkaïens de Pôle emploi. Sans parler des travailleurs pauvres et des allocataires du RSA, qui frôlent les 4 millions. Pourtant, aucun mouvement d’ampleur ne semble poindre à l’horizon. Malgré quelques rassemblements prévus devant le Medef et une pétition pour une fois signée très largement (voir encadré), la convention Unedic qui régit les règles de versement des allocations chômage est en passe d’être reconduite dans l’indifférence générale. Et sans les principaux intéressés, puisque les organisations de chômeurs ne sont toujours pas conviées aux négociations… Autre signe de la sinistrose ambiante : en décembre, la manifestation annuelle contre le chômage et la précarité a rassemblé moins de 2 000 personnes. « C’était à pleurer , raconte Évelyne Perrin, sociologue et créatrice de Stop précarité. Il n’y a jamais eu autant de personnes sans emploi et les associations de chômeurs n’ont jamais été aussi affaiblies. »

Les batailles de la fin des années 1990 auraient-elles laissé place à un champ de ruines ? Partout, les militants ont vieilli, et les organisations, faute de bras et d’argent, s’essoufflent. AC ! peine à se relever d’une crise interne qui a conduit à sa scission dans les années 2004-2005. « Les collectifs locaux sont toujours présents dans les grandes villes du Nord-Pas-de-Calais, de Gironde, de Bretagne , indique Michel Rousseau, un des fondateurs. Pôle emploi nous envoie les allocataires pour lesquels il n’a pas de solution. Mais nous sommes épuisés car nos forces sont insuffisantes et nous gérons les cas les plus difficiles. » L’Apeis, créée par le PCF, reste de même présente dans ses bastions historiques (Val-de-Marne et Seine-Saint-Denis). Mais elle déserte progressivement les banlieues où elle était implantée. Et a fini par abandonner ses revendications politiques et sociales pour se concentrer sur des actions juridiques ciblées (radiations, expulsions locatives, etc.). « On continue quand même à créer du lien social, on organise des méchouis, on va prendre des cafés avec les plus démunis, mais c’est vrai que ça use » , reconnaît Philippe Villechalane, le porte-parole de l’association.

Quant au MNCP, il compte aujourd’hui 5 000 adhérents, et chapeaute encore une quarantaine de maisons de chômeurs, ces lieux créés dans les années 1980 pour accompagner ceux que « l’ANPE traitait à l’époque comme du bétail , explique Robert Crémieux, ancien président du mouvement. À l’instar des bourses du travail du début du siècle, on a recréé des espaces où ils pouvaient se rassembler et discuter, bref, s’organiser pour lutter. »
Et il y eut de belles victoires. La plus célèbre fut celle des « recalculés » de l’Unedic en 2004 : grâce à l’intervention unitaire des organisations de chômeurs et de la CGT, 1,5 million de chômeurs échappent au basculement dans le RMI. Autre conquête, l’instauration des comités de liaison en 1998, censés porter la voix des chômeurs au sein du service public de l’emploi. Hélas, « ça s’est vite révélé un peu bidon , grince un syndicaliste du SNU-Pôle emploi. Pendant les réunions, la direction passe ses Power Point, et il n’y a que très peu d’échanges. » Ce à quoi voudrait remédier le MNCP, qui a fait du réveil des comités l’un de ses chevaux de bataille pour les années à venir.

En attendant, les divisions et le repli sur soi semblent pour l’instant l’emporter, dans la droite ligne des phénomènes d’abstention ou de désyndicalisation. « De toute façon, mobiliser les chômeurs a toujours été la quadrature du cercle : personne – et surtout pas les jeunes – n’a envie d’habiter cette identité » , remarque Jean-François Yon, qui dirige le MNCP.
Ajoutée à cela, une certaine désespérance s’est installée. Au chômage longue durée « traditionnel » se substitue peu à peu la précarité permanente pour tous. Les libéraux ont imposé leur dogme du travail flexible, intégré à leur corps défendant par les plus jeunes, qui subissent, dès leur sortie des études, un bizutage en règle fait de bas salaires, de petits boulots et de déclassement social. « Il y a quinze ans, le chômage était une barbarie, aujourd’hui, c’est devenu presque normal » , soupire Philippe Villechalane. « On peut penser que les mouvements de chômeurs ont finalement participé à dissimuler ce qui s’écroulait dans la société » , estime, pessimiste, Richard Dethyre, sociologue et ancien président de l’Apeis, aujourd’hui engagé dans la lutte des saisonniers.

« Il y a également beaucoup de censures , ajoute Robert Crémieux. On ne voit plus aucun reportage sur les chômeurs… Même l’AFP ne reprend plus nos communiqués ! Depuis des années, les pouvoirs publics échouent à apporter des solutions, alors tout ce qu’ils peuvent faire, c’est étouffer le problème. » En outre, le fonctionnement actuel de Pôle emploi favorise l’isolement des allocataires : « En remplaçant l’accueil aux guichets par une plateforme téléphonique, analyse Évelyne Perrin, la réorganisation nous empêche d’aller à la rencontre des chômeurs et de tracter dans les files d’attente comme nous le faisions auparavant. Pôle emploi est entré dans une gestion à distance, déshumanisée, des chômeurs. Comment des solidarités peuvent-elles émerger si les gens ne se croisent jamais ? »

Alors que faire ? « On doit inventer d’autres formes de lutte, se rassembler, intégrer les nouveaux précaires, s’appuyer sur les syndicats de salariés » , dit Évelyne Perrin. Et de citer Attac, Solidaires ou le SNU, la Coordination des intermittents du spectacle, le collectif l’Appel et la pioche, ou les jeunes Bretons tendance « libertaire » qui ont organisé l’année dernière à Rennes une « grève des chômeurs »… « Nous devons impérativement nous rapprocher du monde syndical et des mouvements politiques antilibéraux pour qu’ils se réapproprient la lutte contre le chômage et la précarité , précise Michel Rousseau. L a seule voie possible est celle de l’union de toutes les forces, et je ne désespère pas du tout qu’on y arrive ! »

[^2]: Source : SNU-Pôle emploi.

Temps de lecture : 6 minutes