La Troisième Révolution …

… de Fred Vargas.

Bernard Langlois  • 8 avril 2011
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[ C’est un très beau, très fort texte de l’archéologue et écrivain Fred Vargas, qui date déjà de trois ou quatre ans, mais que l’actualité terrible, terrifiante même, de ces dernières semaines rend plus actuel que jamais ; et, de nouveau, il circule beaucoup sur le net. C’est bien, pour tout ceux qui ne l’ont jamais lu. C’est bien aussi pour ceux — comme moi — qui le connaissaient déjà, mais l’avaient un peu oublié … (Merci Malène) ]

Nous y sommes

Par Fred Vargas

Illustration - La Troisième Révolution …

Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente
menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y
sommes.

Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec
brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal.

Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités
d’insouciance, nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous »,
entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine.

Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à
l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous
avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous
avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons
chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous
avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés.

On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire
fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous
la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces
vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le
sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés.

Franchement on a bien profité.

Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de
sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre.

Certes.

Mais nous y sommes.

A la Troisième Révolution.

Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a pas choisie.
« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont
quelques esprits réticents et chagrins.

Oui.

On n’a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé
notre avis. C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir
aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère
Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De
pétrole, de gaz, d’uranium, d’air, d’eau. Son ultimatum est clair et sans
pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l’exception des fourmis et des
araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d’ailleurs peu
portées sur la danse).

Sauvez-moi ou crevez avec moi

Évidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix, on
s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et
honteux. D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de
s’amuser encore avec la croissance.

Peine perdue.

Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais.

Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture,
figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant,
veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de
chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au
voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est, — attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille — récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est quand même bien marrés).

S’efforcer.

Réfléchir, même.

Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être
solidaire.

Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde.

Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.

Pas d’échappatoire, allons-y.

Encore qu’il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l’ont
fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante. Qui n’empêche en rien de danser le soir venu, ce n’est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie –une autre des grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut-être.

A ce prix, nous réussirons la Troisième Révolution.

A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.

Fred Vargas

Publié dans
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Temps de lecture : 4 minutes
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