Un dictateur au bout du fil

Le dramaturge espagnol Juan Mayorga imagine un dialogue entre Mikhaïl Boulgakov et Staline.

Gilles Costaz  • 5 mai 2011 abonné·es

0n doit à Jorge Lavelli, Yves Lebeau et Dominique Poulange la découverte progressive du théâtre de l’Espagnol Juan Mayorga. Cet auteur est joué dans l’Europe entière mais il reste peu représenté en France. Lavelli a déjà monté deux pièces passionnantes, Chemin du ciel , sur les camps nazis, et le Garçon du dernier rang , sur la manipulation de l’adolescence. Voici une troisième pièce, Lettres d’amour à Staline , qui traite d’un sujet consistant et capital comme Mayorga les aime : les relations entre le romancier du Maître et Marguerite , Mikhaïl Boulgakov, et son bourreau, Staline.

En 1939, Boulgakov est bien obligé de constater qu’il est persécuté par le maître du Kremlin. Les quatre pièces qu’il a écrites et dont certaines ont commencé à être jouées ont toutes été interdites. Et les textes hostiles à l’auteur pleuvent dans la presse et les encyclopédies officielles. Boulgakov écrit alors au dictateur. Il envoie plusieurs lettres, qui restent sans réponse, pour demander un peu de bienveillance ou l’autorisation de quitter l’URSS. Mais, un jour, Staline appelle Boulgakov à son domicile. Les deux hommes ne se parlent que quelques minutes. La situation de Boulgakov n’en sera guère changée.

Mayorga est parti de plusieurs éléments en jeu à ce moment-là : les lettres de Boulgakov (la pièce utilise des phrases authentiques, mais plus souvent des phrases imaginaires) et ce grand vide à remplir, laissé par ce bref dialogue téléphonique qu’il imagine interrompu par une coupure brutale. Dès le début de la pièce, Boulgakov est atteint par une sorte de folie. Il n’en peut plus de ne pas parler à son persécuteur. Aussi confond-il sa femme avec Staline, ou bien crée-t-il un transfert en gardant sa lucidité. L’épouse joue le jeu. Leur vie d’amoureux est remplacée par des entretiens politiques, des relations de chat et de souris où l’on se jette à la figure le suicide de Maïakovski et la vie parallèle d’un autre écrivain moins maltraité. Mais Staline lui-même surgit. Est-ce vraiment Staline ou une projection mentale de Staline ? Ce n’est pas le boucher, le tueur de l’Histoire. Il est un poil odieux mais s’efforce d’être aimable. Il sourit, caresse, se dit un spectateur fidèle des pièces de Boulgakov. Il brasse dans ses propos en zigzag l’idéologie, les échecs, les grands rêves techniques, sa crainte d’être empoisonné. Il proteste de son amitié pour le poète, tout en éloignant l’épouse qu’il déteste autant qu’il aime son mari…

Jeux de miroirs avec l’Histoire et avec les sentiments, où tout s’inverse et où les annales d’un conflit sur la liberté d’écrire sont transformées en un cauchemar fantomatique où les personnages et les messages se vident de leur sens. La mise en scène de Lavelli donne à la pièce de Mayorga – forte, mais moins acérée que les précédentes – tous ses élans, vite cassés et vite innervés, et donne à trois acteurs, Luc-Antoine Diquéro (Boulgakov), Gérard Lartigau (Staline) et Marie-Christine Letort (Boulgakova), l’occasion d’être tout à fait fascinants.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes