Un vrai petit génie…

Joseph Beauregard  • 19 mai 2011 abonné·es

On croit qu’on va faire une enquête. C’est l’enquête qui vous fait. En juin 2007, je venais de rater la Palme d’or, la Légion d’honneur, et on peut dire que ça n’allait pas fort pour mon matricule. Je cherchais donc par tous les moyens à devenir célèbre, histoire de me prouver que je suis un joyeux optimiste, alors j’ai pensé à une enquête impossible : pourquoi François Bayrou aime-t-il les chevaux de course ? En y pensant, j’ai eu envie de tuer le poney que j’envisageais d’acheter à ma fille pour ses 10 ans. Non, il me fallait du costaud. Je me suis rabattu sur une enquête où ma vie serait en jeu : pourquoi François Hollande n’a-t-il pas cessé de grossir quand il était le Premier secrétaire du Parti socialiste ?

Ça m’a donné immédiatement
envie de faire un régime. Ce que je pouvais difficilement me permettre vu mon poids. Mais, surtout, je n’ai pas été marié avec Ségolène.
J’ai fini par avoir une idée formidable, et c’est là où on voit tout de suite que je suis un petit génie de l’audiovisuel et de l’édition. Je savais que la France allait se prosterner en mars 2008 devant la tombe de Claude François pour commémorer les 30 ans de sa disparition, j’ai alors pensé à un livre et à un documentaire qui s’intituleraient l’Assassinat de Claude François, l’effroyable vérité . En me répétant ce titre sans cesse dans ma petite tête, j’ai tout de suite compris que ces deux torchons écrits et réalisés en deux semaines allaient me rendre célèbre. C’est mon vieux copain Gérard, un ancien serrurier devenu chanteur, qui a bien voulu me révéler ce secret d’État : notre Cloclo était en réalité un agent du KGB qui avait pour mission – confiée par Nikita Khrouchtchev en personne – de ridiculiser la variété française et la France.

Comment la DST a-t-elle obtenu cette information ? C’est très simple, faut pas chercher midi à 14 heures dans ce genre d’histoire. Un agent double des services secrets chinois a informé un agent triple des services secrets bulgares, qui a lui-même informé un agent des services secrets du Vatican, lequel a téléphoné à un confrère de la DST, le mystérieux « J’en ai rien à foutre ». Le 10 mars 1978, le sang de « J’en ai rien à foutre » n’a fait qu’un tour. Il est vrai que ce mystérieux agent n’avait jamais aimé les Clodettes, ni « Alexandrie, Alexandra ». Personne n’est parfait. Il a donc décidé sans demander la permission à quiconque de liquider le traître à paillettes.

Ce fut fait le lendemain. En France, on aime le travail vite et bien fait, c’est une tradition et faut pas revenir là-dessus. « J’en ai rien à foutre » a bien eu quelques secondes d’hésitation entre la voiture piégée et l’ampoule grillée dans la salle de bains, mais « J’en ai rien à foutre » est un professionnel et il a su se ressaisir au dernier instant. On connaît la suite : deuil national, Guy Lux et Michel Drucker hospitalisés pour une dépression nerveuse et les Français qui n’arrêtent pas de pleurnicher, les députés et sénateurs proposant de débaptiser immédiatement la place de la Concorde pour l’appeler place Claude-François. On voit d’ici la grande escroquerie dans laquelle on vit depuis trente ans, et moi, le petit génie de l’audiovisuel et de l’édition, j’allais mettre K.-O. la raison d’État. Il fallait avoir des nerfs d’acier pour ne pas devenir fou.

Malheureusement pour mon matricule, j’ai eu un léger conflit intérieur, car ma chère mère adore Cloclo et, comme je veux continuer à être un bon fils et à profiter de son rôti le dimanche midi, je ne pouvais pas lui faire ce coup-là. Je suis pour la famille. Alors, adieu Philip Marlowe, adieu la gloire, adieu les filles, adieu ma carte American Express et vive le rôti du dimanche midi chez ma mère.

En juin 2007, j’en étais donc là. À cette époque, je cherchais sur Internet comment fabriquer une petite bombe artisanale car j’avais prévu de faire sauter la voiture de mon banquier. De vous à moi, j’en étais pas fier, mais c’était le seul moyen que j’avais trouvé pour combler mon découvert. Et là, je tombe sur le nom
d’un certain François Duprat, idéologue de l’extrême droite française. Voilà-t-il pas que quelqu’un avait fait sauter
en mars 1978 la bagnole de ce mec,
une semaine avant la mort de Cloclo…Tiens, tiens, tiens…

J’ai oublié mon découvert et j’ai enquêté pendant quatre ans. En avril 2011, j’ai pris rendez-vous avec le ministre de l’Intérieur et là je lui ai expliqué que j’étais un vrai petit génie. Moi, seul et sans fortune, j’avais trouvé : Joseph Fontanet, Robert Boulin, Pierre Goldman, Henri Curiel et François Duprat. Tous assassinés pour avoir voulu révéler aux Français que Cloclo était un agent du KGB. Quand je vous disais qu’il ne faut pas chercher midi à 14 heures dans ce genre d’affaire criminelle. Ça m’a fait de la peine car, en quittant le ministre, j’ai senti qu’il était complètement déprimé, mais en même temps j’y suis pour rien si la vérité est moche.

Pendant quatre ans, on peut dire que j’ai bien rigolé. Au fond, enquêter sur Duprat, c’est être tous les jours à la terrasse
des cafés à regarder les jolies filles,
c’est se faire de bons amis dans Paris
et draguer les filles en boîte de nuit. C’est être tous les soirs dans des clubs interlopes à bavarder avec des mecs bizarres. Enquêter, c’est manger peu, un jour
sur deux, fumer beaucoup de cigarettes, vider souvent le cendrier, boire beaucoup de café et avoir beaucoup de soucis quand on se réveille le matin. Et pour une fois, on peut dire que je ne me suis pas trompé : je n’ai pas vu les années passer. Quand je vous disais que j’étais un petit génie !

Digression
Temps de lecture : 6 minutes