Z’avez pas vu Mitt’rand ?

François Cusset  • 12 mai 2011 abonné·es

Les cloches du 10 mai 81 ont sonné, et avec elles le concert satisfait des hagiographes, des mémorialistes et des ex-vizirs. Un concert envahissant, avec profusion de numéros spéciaux et d’images d’archives, monocorde aussi, tant un autre son de cloche y semblait impensable, et assez anachronique : tout ça ne parle plus à grand monde, et les urgences du moment sont ailleurs, entre révolutions arabes qui tournent mal et suspension des accords de Schengen. Autres temps, autres mœurs.

On voit bien pourtant ce qui motive les récits émus des ex-courtisans et jusqu’à ceux qui feuillettent l’album mitterrandien avec la nostalgie qu’on peut ressentir en écoutant la radio du même nom : ça avait de la gueule quand même, cette victoire historique, juste avant qu’elle inaugure la série des défaites ; et quelle classe quand même, l’homme à la rose, trempe de chef d’État, intelligence lettrée, sens de l’histoire – vertus d’hier qu’ils veulent tous nous chanter dans la mesure exacte où le petit homme aujourd’hui dans ce rôle les a bafouées, piétinées, perdues pour la fonction et pour ce pays qui aime tant cette fonction.

Quand bien même le seul modèle de Sarkozy, pour l’accession au pouvoir comme pour s’y maintenir, serait justement François Mitterrand. Bref, dans cette petite danse commémorative, il y a de tout sauf de l’histoire : de la haine du présent, du regret d’avoir perdu, de la nostalgie des années fastes, de l’affection pour un personnage débarrassé des controverses, pour un homme réduit au personnage. Mais d’histoire critique des années 1980, d’histoire non du vainqueur et de ceux qui la racontent, mais d’histoire populaire, par le bas, à la fois sociale et subjective, niet  ! C’est l’épaisseur de la trame historique qu’on perd à ce jeu simpliste de l’évocation, dans cette façon de rabattre un temps sur trois clichés, et un bilan nécessaire sur les commentaires des médias.

Au risque de laisser le monopole de la critique aux grincheux de la macro-histoire, qui peignent la trahison à gros traits ou bien, loin d’eux, aux derniers vieux réacs, aux descendants des yacht-people qui avaient fui en 1981, ou qui mettaient tout leur mépris de la gauche dans ce « e » qu’ils avalaient au milieu de son nom –  « Mitt’rand » , disait ma grand-mère. Et ce serait dommage, car l’enjeu de la critique – sa beauté, aussi bien – est une certaine distance au présent pour pouvoir l’éclairer en contre-plongée, le courage de s’installer sur cette frange inconfortable où convergent, dans le désordre, les récits rétrospectifs, le souvenir des enthousiasmes et des reniements, et tous ces sentiments mêlés sans lesquels l’histoire est un leurre objectiviste, ou un mensonge caricatural. Explorer l’ambiguïté, le temps d’un anniversaire, aurait été une plus juste façon de le célébrer. De fouiller l’histoire dans les replis de l’ambivalence.

Et quelle ambivalence. Mitterrand, ce jeune homme de droite qui a bien tourné (comme il le disait à la fin, quand on lui reprocha ses débuts très à droite) a très consciemment sacrifié la justice sociale pour l’accomplissement d’un certain projet européen. Il a sacrifié ses exigences littéraires et politiques à l’ancienne pour le pari d’un coup de pied dans la fourmilière, en imposant Tapie ou Séguéla au faîte de la France de papa. Et il a sacrifié le peuple, cette notion désuète, qui n’était déjà en 1981 qu’un slogan suranné, pour un mélange de culture pop, médiatico-jack-languienne, et de style popu chic promu alors par les publicitaires en vogue.

Il a fabriqué de toutes pièces en 1971 un parti conçu comme machine électorale, un parti qui a troqué les luttes sociales et la volonté politique contre le réalisme économique et le dogme de la modernisation à tout prix, sans alternative. Un parti créé pour rendre possible 1981, créé par un homme qui l’a écrasé de sa stature, et dont on fait semblant de s’étonner, depuis vingt ans, qu’il perde les élections et ne soit plus que ce fatras frustrant de compromis et de petits ego. Et pour que Mitterrand se maintienne au pouvoir, qu’il plane au-dessus des différences partisanes, il a fallu, plus ou moins délibérément, la participation puis le déclin rapide de la tradition communiste française, la montée du Front national et de son populisme nauséeux, l’expérience de deux cohabitations mais aussi de plusieurs ajustements majeurs en politique étrangère, avec les États-Unis, la Françafrique ou l’Allemagne réunifiée.

Pour convertir la France à l’entreprise, et à l’éloge de la crise comme chance de se réveiller, on n’a pas lésiné, mettant à leur service la « créativité » de tous, la belle « diversité » ou une ostentation décomplexée de l’argent vite gagné – années 1980, années fric. On est loin de l’homme Mitterrand, dira-t-on, et c’est l’ultime pointe de son génie, ou de son ambivalence : avoir laissé s’accomplir cette métamorphose qu’il a pourtant voulue, ou acceptée, en ayant l’air de ne pas y toucher, d’être au-dessus de la mêlée, d’être ce batracien rusé du Bébête Show de TF 1, Kermit la grenouille, ou ce maître subtil que rien n’atteint plus, ce maître que hisse au-dessus des vulgarités de l’époque sa « passion de l’indifférence » – oxymore littéraire, et vrai trait de caractère. C’est dans les replis de l’ambivalence que se loge l’histoire du présent, et dans ses leçons, l’espoir qu’une gauche honnête l’emporte un jour.

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