Contre-nature

Thierry Illouz  • 2 juin 2011 abonné·es

La tempête, le bruit et la fureur. New York, une chambre d’hôtel, une accusation. Tout ce chahut autour de ce que l’on ignore, tout ce tintamarre, ces images, ces commentaires, jour après jour.
Cela ne m’intéresse pas en soi. Ce n’est pas exactement de cela que je voudrais parler. Ce qui m’intéresse, c’est que j’y vois d’abord et avant tout un grand laboratoire qui vaut pour tous, un observatoire, une fenêtre sur un vœu pieu : « la présomption d’innocence », cette pétition de principe, ce postulat qui devrait fonder toute justice et qui sous nos yeux et nos oreilles subit tous les outrages.

Il devient facile devant ce déferlement, et c’est de cette démonstration que je voudrais profiter, de mesurer la fragilité d’un principe, fût-il essentiel, vital, de mesurer à quel point on peut le piétiner aisément sans sourciller, sans état d’âme, à quel point on s’affranchit de cette exigence et de cette rigueur.

Tout homme peut être accusé un jour ou l’autre, tout homme, ou toute femme, n’importe qui peut avoir à répondre d’une accusation, une vraie ou une fausse accusation d’ailleurs. C’est l’histoire des sociétés humaines, c’est aussi leur honneur de traiter la plainte, de ne pas la négliger évidemment. Mais on brandit vite des mots, partout et toujours, des mots, des crimes, des délits, on assène, on s’érige en juges, sans pièce, sans dossier, sans avoir entendu aucune partie, sans connaître le détail des circonstances, rien.
Cela tient sans doute à notre nature, cette facilité, cette hâte à juger, à condamner, à suspecter. Cette présomption de culpabilité qui fonctionne si bien.

Je sais par expérience ce qu’il en coûte à la justice, celle des idées, la grande, de céder à ce vacarme-là, de l’entendre.
Le droit, comme disait Albert Cohen, se doit d’être contre-nature.
Mais le discours qui court, celui qui passe partout, qui se substitue à la pensée, au sens, trafique des mots, s’organise un petit vocabulaire imparable, intouchable, un rempart. Au cœur de cet échantillon magique, il en est un qui devient une véritable religion du moment, ce mot qui fonde désormais une nouvelle définition du sacré, de l’intouchable, le charmant mot de « victime ». Voyez comme il arrive vite, ce mot, comme on le convoque illico, comme on le hisse au galop, comme on l’appelle et on le célèbre.
Et d’écrire ces lignes ici, ces lignes
qui malmènent le mot, est peut-être
déjà un sacrilège.

Je dis que nous n’avons pas à prononcer ce mot, qu’il ne nous appartient pas, c’est au juge de lui donner un début et une fin, à moins que la justice, au sens de l’institution et au sens de la valeur, n’existe pas, qu’elle soit diluée dans une grande arène permanente et sauvage. À moins que la justice ne soit qu’un sombre artefact de nos propres aspirations au lynchage, à la vengeance.

Écrire ces choses peut heurter, mais je dis simplement qu’il est un moment, tant qu’une parole combat une autre parole et que celle du tiers instruit, du tiers affecté à cette tâche d’équité et de jugement, n’a pas tranché, il est un moment où il n’y a pas de victime. Et il n’y a pas de coupable.

Ce que Kafka a prouvé comme un mathématicien devant un théorème, c’est que l’on peut ne pas revenir d’une accusation, fût-elle imaginaire, que l’on peut y laisser sa peau ; la présomption d’innocence est le seul et unique obstacle que je connaisse à cet enchaînement-là.
J’ai rencontré des innocents, pas des vedettes, pas des hypothèses, des innocents avec des mains, des yeux, des bouches, du sang, des innocents mis en cause faussement, c’est à eux que je pense, accusés à tort, je ne dis pas condamnés, mais accusés, des innocents entendus, placés en garde à vue, et même certains qui avaient déjà commis des erreurs, des fautes, parfois commis des délits, oui cela existe des innocents qui n’ont pas eu des vies immaculées, qui n’ont pas en tout été irréprochables.
Qui les protège, ceux-là, qui les sauve, ceux-là, d’une fausse accusation, d’un faux procès, qui les tient à l’abri de l’emballement jouissif, sadique de la meute des jugeurs ? Je les appelle des jugeurs, ce ne sont pas des juges, ceux qui parlent vite, ceux qui parlent trop vite, peut-être parfois seulement des voisins, des collègues, ceux qui plongent dans la facilité du jugement, au nom même parfois de ce qu’ils prennent pour des grands principes jusqu’à oublier
une autre figure de la victime si chère
à leurs yeux.

Il faut tant de temps, d’efforts, d’engagements pour que le droit se hisse à la hauteur de nos souhaits. La présomption d’innocence est un de ces combats depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme, il a fallu sans cesse la secourir, la soutenir pour qu’elle ne s’effondre pas jusqu’à la loi du 15 décembre 2000 qui, en France, en a encore renforcé l’Assise.
Je tenais ici à rappeler ces choses
qui me tiennent à cœur au sens propre du mot. Car je crois humblement
avoir appris au moins deux choses :
ce qui est précieux est fragile. Parfois
il y a de la fumée, mais il n’y a pas de feu.

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