Semprún, l’écriture ou la vie

Jorge Semprún est décédé le 7 juin dans son appartement parisien, à l’âge de 87 ans. Retour sur une vie de politique et d’écriture.

Olivier Doubre  • 16 juin 2011 abonné·es

À son retour du camp de Buchenwald fin avril 1945, l’« Espagnol rouge » matricule 44904, Jorge Semprún, souhaite témoigner. Sous une forme littéraire. Pourtant, après quelques tentatives, il cesse d’écrire. « Il n’était pas impossible d’écrire, il aurait été impossible de survivre à l’écriture. La seule issue possible de l’aventure du témoignage serait celle de ma propre mort. » Renonçant à ce « projet » de devenir écrivain, qui avait « structuré [s]on identité » depuis l’enfance, il conclut : « Il me fallait choisir entre l’écriture et la vie, et j’ai choisi la vie. » Ces phrases, d’une conférence donnée à Francfort le 9 octobre 1994, qui relate son premier retour — en 1992 — à Weimar-Buchenwald depuis 1945, annoncent le thème de l’un de ses livres les plus aboutis, qui interroge le rapport entre l’écriture et son expérience de la déportation [^2]
. Sa façon d’écrire sur cette « expérience mortifère » sera profondément modifiée (par rapport à ses précédents livres) par cette visite du camp, près de cinquante ans après sa libération par la IIIe Armée américaine du général Patton.
C’est en fait au début des années 1960, ** puisant dans son parcours personnel et politique, que Jorge Semprún s’est remis à écrire, après une quinzaine d’années de lutte clandestine contre Franco en tant que dirigeant du Parti communiste espagnol. Il publie en 1964 son premier roman, le Grand Voyage, articulé autour du trajet jusqu’au camp dans les sinistres wagons à bestiaux. Peu après, son exclusion du Parti est décidée par le secrétaire général Santiago Carrillo et la célèbre Pasionaria, narrée dans un chapitre d’anthologie de son Autobiographie de Federico Sanchez (son pseudonyme de clandestin en Espagne dans les années 1950). Il écrit aussi des scénarios pour le cinéma (Boisset, Costa-Gavras, Losey, etc.).

Parmi eux, La guerre est finie, d’Alain Resnais, avec Yves Montand jouant son double, montre les dissensions entre la génération des combattants de la guerre d’Espagne (1936-1939) et celle des militants communistes plus jeunes, face à un régime franquiste qui a évolué vers un capitalisme ultra-autoritaire.
La conférence évoquée plus haut figure dans son dernier livre, Une tombe au creux des nuages (Climats/Flammarion, 2010). Nous avions rencontré Jorge Semprún il y a un peu plus d’un an, à l’occasion de la publication de ce recueil de textes [^3]. Il avait fait montre, plus de deux heures durant, d’une vraie générosité, n’ignorant pas les divergences entre nous, lui qui pencha avec le temps vers un certain social-libéralisme. Car ce qui semblait lui importer était surtout la confrontation démocratique et l’échange, comme il l’écrivait dans le même texte. À la différence d’un Thomas Mann qui, de retour en Allemagne en 1949, proclame que sa vraie « patrie » est « la langue allemande », Semprún se sent plutôt, du point de vue de la langue, un « apatride », bilingue parfait entre l’espagnol de naissance et le français de vocation, mais affirme : « Ma patrie, c’est le langage, c’est-à-dire cet espace de communication sociale. »

L’espace, pour lui, de la littérature mais aussi du témoignage quant aux leçons de ce terrible, passionné — et « passionnant », répétait-il à l’envi — XXe siècle. L’ « ère du témoin », pour reprendre le titre de l’ouvrage majeur d’Annette Wieviorka, est en train de s’achever. Avec la disparition de Jorge Semprún, ce processus qu’il savait inéluctable s’accélère encore un peu plus, et c’est un témoin prolixe qui s’est tu. À la littérature, à la fiction même, comme il le croyait profondément, de préserver et « d’ouvrir » aux jeunes générations cette mémoire.

[^2]: **L’Écriture ou la vie* ,* Gallimard, 1994.

[^3]: Cf. Politis n° 1097, du 8 avril 2010.

Idées
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