Le Bo avant sa naissance

Olivier Combault  • 28 juillet 2011 abonné·es

Il ne faisait pas beau dans ce pays, la pluie était battante, et effectivement les gens parlaient tous des langues étrangères différentes. Mais l’avantage de ce pays sur Paris était la présence centrale d’un immense parc, proportionnel peut-être à Central Park pour New York. Sous un grand arbre, le bô s’était arrêté, il s’abritait.
À verse, l’eau frappait les tables de jardin en fer en une musique qui rappelait au bô le son saturé de son petit poste. Inscription dans le temps oblige, son petit poste lui sembla déjà irréversiblement loin, il découvrait le passé. Et dans sa tête, au lieu d’une errance, le bô fredonna un air improvisé avec les batteries de pluie. Des feuilles, quelques gouttes s’effondraient une à une dans les replis du col du bô, qui les sentait froides à son cou.
 « Spik inglish ? Désolé monsieur mais faut pas rester là, ou alors faut consommer. » Le bô s’était demandé comment cet homme en noir avec tablier avait repéré qu’il était français. Il était rougeaud et rond avec de grosses lunettes en métal. Le bô voulut lui demander s’il pouvait l’héberger quelques jours, mais l’homme était reparti.



Le bô s’en alla ; de toute façon, il était trempé, alors pluie pour pluie… Une femme avançait rapidement dans l’allée centrale du parc, elle propulsait en avant une poussette recouverte d’un plastique transparent qui donnait à la grosse pluie des sons plaisants et plus profonds que les tables. Le bô sourit à sa chance quand il entendit dire en français « ça va ma chérie ? ». « Madame, Madame, excusez-moi, mais pourriez-vous me loger quelques jours, au Luxembourg, le temps pour moi de retrouver l’Une ? » Sous le charme et la beauté magique du bô, un peu comme le serveur devin auparavant, la dame sourit et répondit la première au bô : « Je pourrais bien vous loger quelques jours, mais je n’habite pas Luxembourg… Et puis tôt ou tard, vous savez, vous allez être confronté aux difficultés de logement. » « Ah », répondit le bô. Il l’aida à descendre les grandes marches de pierre qui conduisaient à un bassin où l’eau rebondissait sur l’eau. Et elle dit merci au bô, au revoir au bô.
Comme il sentait sous ses côtes une petite pointe dure et dans son dos l’eau de pluie, le bô, après quelques demandes et quelques réponses identiques, sortit du parc et vit avec un grand sourire un lieu étroit où chacun avait l’air plus calme, un bar-tabac. D’habitude, le bô ne voyait de ce genre d’endroit qu’une tâche grise avec une rayure rouge en haut, tellement il passait vite, il entra.



À l’intérieur, c’était calme, les gens se tenaient debout, sans bouger devant un comptoir métallique, tandis que d’autres, à l’extérieur, attendaient en file indienne pour acheter de petites boîtes en carton de couleur.
Le comptoir était muet. Personne ici ne sembla remarquer le bô avant sa naissance. Il sentait la tristesse des gens comme il avait entrevu, avant ses derniers bonds au hasard du monde entier, la sienne au matin, diluée dans la disparition de l’Une. Mais le bô rempli de son extraordinaire ne pouvait pas s’y laisser prendre et souriait.
Deux hommes se ressemblaient, ils avaient la peau très rouge, ils prenaient sans se parler, en même temps, leur petit verre blanc et le portaient symétriquement à leur bouche en tremblant. Le bô les remerciait intérieurement pour cette chorégraphie parfaite. Il leur était difficile de se raser le matin, si bien qu’il restait près des oreilles et dans leur cou quelques taches plus sombres de poils où s’accrochaient, comme au transparent du berceau la pluie, quelques perles de sueur qui tremblaient elles aussi. C’était bon pour le bô de devoir s’arrêter. Le bô, avant sa naissance, n’avait jamais eu à donner de sens au mot mourir. Il se rendait compte que c’était une activité humaine que ces deux hommes, dans l’odeur des fumées anciennes et de l’alcool, prenaient très au sérieux : tout un travail, exigeant et difficile. Tremblant toujours aussi bien, comme d’une peur constante, ils redemandaient de temps en temps un autre verre, timidement, déjà à peine perceptibles, comme s’ils dérangeaient. Un homme flash était entré, costume sombre, un café, avait feuilleté le journal, cravate bleu ciel, bu d’un trait et était ressorti dans la pluie.



À ce moment précis, le bô, inscrit dans notre temps avant sa naissance, ne sait pas encore qu’en un instant les mots « difficultés » et « logement » vont laisser place au bonheur : la vraie nature du bô.
Un homme plus jeune était assis en hauteur, lui, sur une chaise de bar, le bô remarqua sa beauté plastique, ses cheveux étaient noirs et longs, filasses comme de petites cordes de jeu improvisées par des enfants éthiopiens, comme le crin magnifique des pur-sang noirs, ils trempaient dans sa bière quand il tournait une page. Il débordait de la seule activité que le bô comprenait : il lisait. Parfois il souriait aux mots noirs sa tête bien ronde, comme s’il écrivait avec l’auteur.
Il lisait, mais aurait pu tout aussi bien écouter ou jouer de la musique incroyablement moderne, il assistait au spectacle avec bonheur, dans une trame assez ouverte pour que tout le monde y entre, il réjouissait le bô.

Digression
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