C’est quoi l’amour ?

Alain Cangina  • 15 septembre 2011 abonné·es

Martin, marié pendant vingt-sept ans, avait vécu la relation amoureuse avec son épouse sans se poser de questions particulières. Lorsque celles-ci avaient surgi parfois, et particulièrement au moment de son divorce, il avait trouvé les pirouettes habituelles pour en minimiser la portée. Comme la majorité des personnes en couple, il s’était contenté de la surface de l’existence qui se pare de l’apparence de la vie à travers les vicissitudes du quotidien. La sécurité l’avait emporté sur la quête, la certitude sur le doute, l’image sur le fond, et la lassitude avait gagné.


Il n’était ni rustre ni égoïste, encore moins misogyne. Il avait toujours été attiré par l’essence féminine que seules quelques rares femmes incarnaient vraiment. La délicatesse et une forme d’élégance imprégnaient souvent son attitude dans les histoires qu’il avait traversées.



Mais, six mois après ses 50 ans, l’amour avait frappé soudainement à sa porte, au détour de la gare Montparnasse. Elle l’attendait au bout du quai. C’était une aventure sans conséquence à ses yeux, qui se transformait, en un instant, en tremblement de terre. Elle était si belle, et son sourire l’illuminait d’une promesse exquise.


Les deux années suivant ce jour mémorable furent merveilleuses. Une ou deux ondées, pas plus humides qu’une rosée estivale, avaient confirmé la force de leur relation.


Martin se sentait adoubé par la vie, et une force, qui le dépassait largement, lui avait offert des capacités qu’il ne connaissait pas. « Dieu m’a tendu la main », pensait-il ! Il se sentait envahi par une noblesse chevaleresque et percevait l’écart abyssal qui séparait la fierté de l’orgueil. Le désir d’effacement de son ego le transcendait pour servir plus grand que lui.


En dépit de son expérience d’homme, il découvrait des espaces plus profonds dans la fête des corps enlacés, une énergie à la fois plus mature et plus innocente. Le cœur et le corps faisaient l’union, dépassant sans commune mesure les codes du plaisir et la satisfaction des sens. « Tu m’ouvres les portes de l’univers », lui disait-il en riant. Il résonnait sans raisonner.


Martin avait littéralement plongé dans cette renaissance. Il veillait à rester attentif à elle. Ses récepteurs avaient quitté le domaine de la pensée pour s’ouvrir au sensitif. Il s’éloignait de la rive de la logique pour nager vers celle de l’intuitif. Le voile s’était déchiré pour laisser apparaître une autre forme de discernement, un autre rapport au vivant. Cette « terra incognita » sublimait cette transformation et rendait l’ignorance désirable. La spirale était ascendante. L’enthousiasme ne faiblissait pas et le sentiment de contacter la vérité intime de son être donnait à ce bonheur un goût d’infini.


Est-ce pour cela qu’il ne vit pas arriver l’ouragan qui allait l’emporter ? Quel aveuglement lui dissimulait, au fil des mois, une réciprocité qui n’était pas de même nature ? Il était follement amoureux, elle aimait être aimée. Elle développait une sorte d’avidité et, au fur et à mesure, une claudication s’installait dans ce cheminement complice. Elle voulait toujours plus, et ses demandes devenaient insistantes, transformant le cadeau en obligation, le don en dû.



Martin lui trouvait toutes les excuses du monde pour ne pas regarder sa propre mise en esclavage. Et il poussa encore plus loin ce « servir sans se servir » dans une abnégation redoublée.
Sa spontanéité joyeuse se laissa capturer au fil des jours par la maîtrise et la volonté de réussir. La pensée terrassa l’intuitif, la mesure brisa l’élan et l’hymne à la joie devint requiem.

Lorsque l’attente vient polluer l’espérance, le ver est dans le fruit. On imagine que la clé se trouve à l’extérieur de soi et la dépendance s’installe. Cette aliénation étouffe la part intime qui sait vivre avec ce qui est, vandalise la dignité et coupe le lien avec le ciel. La passion submerge l’amour transformant le miel en vinaigre.

La bombe avait donc explosé, violente et destructrice. L’horizon lumineux de Martin prit une couleur de nuit d’encre.
Dans les prisons les plus sombres, il y a toujours une légère faille où se faufile un brin d’herbe. Sans tapage ni revendication, il pousse, persiste et signe pour se laisser voir. La vie est une force qui ne renonce jamais. Ce qui est en terre aspire sans cesse à la lumière. 
C’est l’homme qui démissionne alors que sa véritable nature est d’être debout. 
Il se croit perdu et devient complice 
de sa chute.


Le message de l’ange est un murmure difficile à entendre si on ne tend pas l’oreille. Si elle rend sourd, l’épreuve est aussi une possibilité d’être un simple hiver annonçant le printemps. C’est une question de choix. Le gel n’a jamais empêché la nature de repartir vers la floraison.



 Il a fallu trois ans pour que le brin d’herbe de Martin grandisse et se transforme en nouvelle branche porteuse de boutons. Apprendre à lâcher l’amertume, à écarter la nostalgie, à éloigner les regrets prend du temps, mais permet aussi le renouvellement. La résilience est une alchimie qui opère lorsqu’on pressent qu’on ne peut faire du neuf avec du vieux. Cette alchimie fait entendre alors que l’important n’est pas d’arriver mais de marcher pour créer le chemin. Le but n’est que le prétexte de la mise en route.
Le sourire de Martin n’était ni gai ni triste, il était ce « oui » à la vie, cet accueil à ce qui est. Il pourrait peut-être aimer pour rien, aimer sans rien attendre ni vouloir.

Digression
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