L’écran des craintes

Thierry Illouz  • 29 septembre 2011 abonné·es

Il faudrait savoir. On aimerait comprendre le mécanisme, la façon dont soudain, alors que rien n’y prépare vraiment, alors que nous sommes occupés à une activité sans aucun rapport, alors que nous nous trouvons en un lieu sans lien direct, et que le temps est passé, un souvenir nous revient.


C’est cela l’expression : « Un souvenir nous revient. » Est-ce à dire qu’il est déjà venu et que l’opération se répète, ou encore qu’il est parti, qu’il nous a abandonnés et soudain se repent ? Comment il traverse nos esprits et s’interpose entre ce que nous vivons, entre ce que nous voyons et notre univers intérieur, comment il s’installe subitement en seigneur, force l’entrée, s’insinue et comme une substance en expansion occupe soudain tout l’espace ? Qu’en savons-nous ? C’est une machinerie incroyable à bien y réfléchir que ce processus d’occupation subreptice et impérieux, une opération secrète, obscure comme peut l’être pour le profane une réaction chimique qui de la seule mise en présence de corps apparemment anodins et inertes fait naître une fumée, un éclat, une explosion. C’est sans doute cela, cette mise en contact confidentielle d’éléments épars qui provoque l’irruption du souvenir.



Comment comprendre ce qui se produit alors que je suis assis devant ma table de travail, à tenter d’articuler une pensée, de la construire, de chercher un sens, assis face à la fenêtre que je connais dans ses moindres détails, qui donne sur une rue qui est mon décor depuis plus de quinze ans, animée par le même mouvement des voitures, par le même glissement sourd des pneus sur l’asphalte et de temps en temps la même sirène d’une ambulance lointaine, les mêmes voix arrachées à l’indifférente rumeur de la nuit.


Comment expliquer, alors que je m’efforce de trouver dans le résumé de la journée qui s’éteint des raisons de ne pas perdre courage, de poursuivre, alors que je convoque le cortège de ce qui entoure et réchauffe : les amis qui se tiennent tout près, la possibilité d’être aimé ou d’aimer, l’envie de lire ce que je n’ai encore jamais lu, d’entendre ce que je n’ai jamais encore entendu, comment expliquer qu’alors que je suis arrimé, ancré dans ce que l’on ne peut désigner autrement que par un temps de l’indicatif le plus banal le plus immédiat, se glisse en moi une image contre laquelle je ne peux rien, une image qui me terrasse ? Qu’elle s’approche sans se faire d’abord remarquer, sentir, qu’elle s’insinue comme une vapeur, qu’elle s’infiltre comme un rayon et de là s’accapare tout le territoire ? 



Je la vois, je veux dire que c’est à l’évidence l’image d’abord, la vision qui est première, je la vois à la place de ce que je devrais voir, à la place de ce que mes yeux ont à leur disposition, de leur champ, une image substituée. Je vois ses cheveux sagement peignés, son petit manteau de drap noir qui l’enveloppe et parle d’un hiver que la fenêtre ne sait pas, je la vois ravagée d’inquiétude assise sur un lit d’hôpital où elle vient d’arriver, cherchant mon regard comme un support. Tout cela je le vois, je le revois, je plonge dans cette mécanique impénétrable du souvenir, pourquoi revenir maintenant, que veut l’image, que veut-elle de moi, que vient-elle chercher, quel dû ? Comment se produit cette substitution, cette confiscation provisoire de l’immédiat pour dérouler l’écran ? Nous avons un écran en nous, une toile qui parfois s’ouvre comme un livre, quel est ce sort inimaginable qui nous soumet aux images intérieures, qui fait que notre vie entière siège secrètement en nous et peut à tout moment imposer son retour, sa réminiscence ?



 Ma mère, petite et inquiète à l’instant où elle entre à l’hôpital y subir sa première opération, cette image était loin, je l’avais dépassée, logée dans un repli indéfinissable, j’avais empilé d’autres images, d’autres sensations, ma mère elle-même avait survécu à ce moment, et soudain il est au premier plan ce souvenir, jusqu’à ses plus infimes détails, jusqu’à la couleur du drap passé, jusqu’au bouton du col de ma mère, et jusqu’à cette expression que je ne lui reverrai plus, cette expression qui sait, qui parle de la connaissance intime que seuls détiennent les malades, du travail d’une maladie en marche, cette certitude d’entrer dans la dernière étape mais aussi et surtout ce regard dans lequel, conjugué à l’angoisse impossible à cacher de ces convictions funestes, elle tentait de mettre quelque chose de maladroit, de bancal, comme une sorte de sourire à mon adresse, comme un effort incapable mais malgré tout furieusement déterminé de ne pas m’enfermer pour toujours dans sa crainte.
J’y suis pourtant, dans la crainte, pour toujours, puisque j’ai, comme chacun, des souvenirs qu’un souffle, une respiration, un je-ne-sais-quoi suffisent à raviver.

Digression
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