La censure, signe des temps

Une exposition au Centre Pompidou revient sur les rapports entre éditeurs et pouvoir politique depuis l’après-guerre.

Olivier Doubre  • 24 novembre 2011 abonné·es

Flaubert, Sade, Nabokov, Henri Alleg, François Maspero, Jean-Jacques Pauvert, Jérôme Lindon, Jacques Laurent, le général Aussaresses, Régine Desforges… Qu’ont donc en commun ces auteurs et ces éditeurs ? D’avoir été poursuivis pour « outrage aux bonnes mœurs », d’avoir publié des ouvrages saisis pour « atteinte à la sûreté de l’État », d’avoir été condamnés pour « incitation à la haine raciale », « injure au chef de l’État », « apologie de faits de torture » ou « atteinte à la vie privée ». D’avoir donc été visés par une mesure de censure. Certains procès anciens font évidemment sourire aujourd’hui, tel celui intenté à Flaubert pour la «  dépravation  » de Madame Bovary .

On sourit déjà moins lorsqu’on se souvient que Jean-Jacques Pauvert fut condamné en 1956 à de lourdes amendes pour avoir réédité les œuvres complètes du marquis de Sade, aujourd’hui disponibles dans toutes les collections de poche ! Il perdit même ses droits civiques pendant près d’une décennie. Et Lolita , de Nabokov, et Histoire d’O, roman de Pauline Réage relatant des amours sadomasochistes, dont il était aussi l’éditeur, furent interdits la même année. De même, la maison d’édition de Régine Deforges fut condamnée – en 1968 ! – pour avoir réédité l’un des premiers textes d’Aragon, datant de 1928, le Con d’Irène. Au nom de la « protection de l’enfance »  (sic).

C’est justement avec la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse que s’ouvre l’exposition « Éditeurs, les lois du métier », installée juste à côté des tables où travaillent les lecteurs de la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou, à Paris. Après les nombreux cas de censure qui existèrent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est en effet « grâce » à cette loi que la censure va trouver sa principale base juridique, puisqu’elle entend protéger la jeunesse des publications « dangereuses » , et réprime toutes celles coupables de présenter « sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse » .

Un texte de loi au champ d’application si large qu’il sera alors dénoncé par l’avocat Maurice Garçon comme un retour « aux beaux jours de la censure » .

Mais à partir des grandes affaires, des années 1950 à nos jours, touchant des œuvres littéraires, des bandes dessinées, des livres de photographies ou des textes engagés, c’est plus largement une réflexion sur « le récit sinueux des relations de la censure, de l’édition et du pouvoir » qui est proposée au visiteur, comme l’explique dans sa présentation le conseiller scientifique de l’événement, Hervé Serry, sociologue (CNRS-Paris-VIII) spécialiste de l’édition contemporaine.

À travers les documents exposés, on observe combien une histoire de la censure, véritable « histoire du silence » pour l’historien de l’édition Jean-Yves Mollier, traduit au plus près les mutations culturelles, politiques et morales de la société française. Une première partie de l’exposition fait ainsi – outre les affaires liées à des questions de mœurs – une bonne place à la question de la censure plus directement politique lors de la guerre d’Algérie, principalement autour de François Maspero et de Jérôme Lindon, dont de nombreux livres, dénonçant notamment l’usage de la torture, seront saisis et censurés, pour « atteinte à la sûreté de l’État » . Sans oublier, à l’opposé de l’échiquier politique, les éditions de La Table ronde, qui seront condamnées pour des ouvrages proches des positions de l’OAS.

Mais, à partir des années 1980, s’ouvre une séquence moins marquée par l’affrontement politique d’éditeurs engagés et du pouvoir. Ce sont désormais davantage des questions d’atteinte à la vie privée, de diffamation de personnalités, ou des questions morales (comme la poursuite de l’auteur du fameux Suicide, mode d’emploi) qui occupent les tribunaux. Ou encore l’incitation à la haine raciale ou antisémite, même si celle-ci apparaît dans les propos de personnages de fiction, comme dans le roman Pogrom, d’Éric Bénier-Bürckel (Flammarion, 2004), qui recouvre en partie un conflit entre deux maisons d’édition.

Les poursuites d’ouvrages prennent donc souvent un tour plus commercial, dû aussi au rôle de plus en plus grand des avocats chez les éditeurs. Et, là encore, ces affaires reflètent bien leur époque. Il reste pourtant une constante, soulignée par l’avocate Agnès Tricoire [^2], intervenant dans une vidéo de l’exposition : « L’interdiction des œuvres est absurde et inefficace car les œuvres sont toujours là, comme l’exemple de l’ancienne dictature en Tunisie l’a bien montré, pour ceux qui ont les moyens de les obtenir »…

[^2]: Cf. son Petit Traité de la création, La Découverte, 20 euros.

Idées
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