Faut-il chiffrer les programmes ?
Pour Jean Gadrey, le chiffrage des projets politiques ne permet pas l’essentiel : une définition qualitative des enjeux. Selon Olivier Ferrand, c’est au contraire un outil pour élever la qualité du débat politique,
à condition bien sûr d’une méthode rigoureuse.
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Jean Gadrey
Économiste, professeur émérite à l’université Lille-I, auteur de Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques, nouvelle édition 2012).
Pour un avocat des « nouveaux indicateurs de richesse », le débat public exige certains chiffres. Mais bien des « chiffrages » actuels correspondent non pas à l’intérêt général mais à des formes de domination des peuples.
Au-delà de la surabondance (trop de chiffres tuent le sens), la grande question est celle de la démocratie des chiffres. On pourrait paraphraser Marx : les chiffrages dominants sont ceux des classes dominantes. Nous avons besoin de chiffres citoyens insérés dans des « audits citoyens » tels que ceux qui se déroulent actuellement à propos des dettes publiques.
D’abord, un chiffrage n’a de sens et d’intérêt que s’il est pertinent au regard d’une définition qualitative des enjeux. La qualification (légitime) prime sur la quantification et peut seule dire s’il y a besoin de chiffres et lesquels. Un ratio de dette publique de x % du PIB peut être bon ou néfaste en fonction de critères qualitatifs (justice fiscale, utilité sociale et écologique des dépenses, domination ou non des marchés financiers, etc.). Même la convention dominante, qui rapporte la dette au PIB et non à d’autres variables, est très discutable. Il en va de même de toutes les « règles d’or » inventées par les dominants pour tenter de maintenir leurs privilèges. Elles plombent ce qu’il y a de désirable dans le projet d’une Europe des peuples.
Ensuite, s’il est important de « compter ce qui compte », il est non moins important de refuser de soumettre à une logique comptable certaines grandeurs parmi les plus importantes pour une société. Penser que les valeurs de service public peuvent se dissoudre dans des indicateurs de performance, c’est à coup sûr tuer ces valeurs. C’est d’ailleurs l’objectif.
Enfin, les « chiffrages des programmes », dont il est question, sont tous monétaires. Ils sont considérés par leurs promoteurs comme le pivot du jugement. Or, s’il est sain de tenter de prévoir des dépenses et des recettes, il est socialement suicidaire de placer ces chiffres au premier rang. Même sur le plan économique, c’est stupide : certaines dépenses (par exemple de prévention) permettent de « faire des économies » ailleurs, ou plus tard.
Ces chiffrages ignorent aussi bien ces effets croisés que le long terme.
Il faudrait mettre en avant des objectifs sociaux et écologiques, en ne jugeant les dépenses et recettes qu’au regard de ces objectifs, selon plusieurs critères de qualité mis en débat. Une politique du « bien-vivre dans une bonne société » a certes besoin de ressources multiples, dont des ressources monétaires publiques, mais ce n’est pas d’abord une question de gros sous. Les richesses d’une société ne se réduisent pas à son PIB ou à son patrimoine monétaire. Or, un programme politique devrait être un projet de gestion de toutes les richesses collectives, mettant l’économie monétaire (donc la finance) au rang de serviteur.
Voici un « indice » que les chiffrages actuels des programmes sont faits pour nous enfumer au nom d’une expertise autoproclamée : les candidats des principales formations en présence et les think tanks qui rôdent autour d’eux vont tous nous dire : « Mon chiffrage, bien entendu, suppose un retour à une croissance suffisante. » Implicitement : à moins de 2 % par an, je ne m’engage à rien ! On parie ?
Olivier Ferrand
Président du think tank Terra Nova, qui vient de lancer sa cellule de chiffrage des programmes des candidats.
Le chiffrage des programmes a une triple utilité. D’abord, c’est une arme de défense de la démocratie contre le populisme. Le chiffrage des programmes et, plus globalement, leur évaluation par des experts permettent ainsi de débusquer les promesses électorales irréalistes. Terra Nova a estimé le projet de Marine Le Pen : l’irréalisme des mesures est tel qu’il plonge le programme du FN dans la science-fiction. Il coûterait autour de 200 milliards d’euros annuels à échéance 2017, soit 10 points de PIB supplémentaires, qui feraient exploser la dépense publique autour de 70 % du PIB… Et il ne prévoit que 10 milliards d’euros de recettes réelles, ce qui provoquerait un scénario financier à la grecque avec une dette s’envolant vers les 150 % du PIB…
Plus généralement, le chiffrage est un outil pour rehausser la qualité du débat politique : il valorise le sérieux des programmes, la précision des mesures et leur modalité de financement. La démarche contribue à donner une prime à la vérité et à la qualité. Dernier élément : le chiffrage est une démarche nécessaire en période de crise financière aiguë. Les finances publiques nationales sont en situation critique, et la question du financement des programmes est une question clé.
Certains reprochent aux cellules de chiffrage de réduire le débat politique aux questions budgétaires et de contribuer à vider les programmes de toute mesure nouvelle. C’est un argument spécieux : d’une part, c’est la réalité financière du pays qui impose de se focaliser sur les finances publiques. D’autre part, les programmes peuvent tout à fait intégrer des dépenses nouvelles importantes qui, si elles ne peuvent pas être mises en œuvre à crédit, devront être financées à due concurrence par des impôts nouveaux ou des redéploiements budgétaires – et il faut dire lesquels.
Naturellement, le chiffrage doit respecter une méthodologie rigoureuse car on peut faire dire à peu près n’importe quoi aux chiffres. Prenons l’exemple des 60 000 fonctionnaires nouveaux dans l’Éducation nationale proposés par François Hollande pendant les primaires. Les politiques ont annoncé des coûts très différents pour cette mesure : 360 millions, 1 milliard, 1,8 milliard, 5 milliards, voire même autour de 100 milliards (selon Jean-François Copé) ! Tous ces chiffres correspondent à une réalité selon des conventions différentes : la mesure coûte 360 millions la première année en 2013, 1 milliard en coût annuel moyen sur le mandat, 1,8 milliard en année pleine en 2017, 5,2 milliards en coût cumulé sur cinq ans, et autour de 100 milliards si on prend en compte le coût cumulé sur quarante ans, sur toute la vie professionnelle des enseignants recrutés.
Il faut comparer les programmes à convention constante. Certains instituts d’obédience libérale retiennent le coût cumulé, ce qui gonfle les chiffres et tend à présenter les mesures comme dispendieuses et irréalistes. Terra Nova a retenu une convention classique : le coût annuel en fin de mandat (ce qui correspond le plus souvent au rythme de croisière) et le coût dès 2013, car on sait que l’assainissement des finances publiques doit se faire dès le début de la mandature.
Dans les démocraties vivantes, la parole politique n’est pas acceptée comme parole divine. Elle est soumise à l’analyse et au décryptage des journalistes et des experts. On a ainsi vu arriver dans les médias français les rubriques « info/intox » pour démasquer les mensonges et les erreurs des politiques. Le chiffrage des programmes contribue, de la même manière, à assainir le débat politique et à permettre aux citoyens de faire un choix éclairé.