Le bio est-il toujours la solution ?

Le bio pourra-t-il un jour nourrir toute la planète ? L’appellation «bio» traduit-elle une avancée ou n’est-elle
que le nouveau visage des même modes de production destructeurs ? Philippe Desbrosses et Philippe Baqué rendent compte de réalités complexes.

Philippe Baqué  et  Philippe Desbrosses  • 8 mars 2012 abonné·es

Philippe Desbrosses

Agriculteur, docteur en sciences de l’Environnement, président-fondateur « d’Intelligence verte » et de la Ferme de Sainte-Marthe[^2].

Ces dernières décennies, l’agriculture intensive est sur la sellette, désignée comme une des causes principales de plusieurs dangers écologiques ­globaux, notamment le réchauffement climatique, la pollution des eaux souterraines et des sols, l’érosion de la diversité génétique. Mon observation est que l’agriculture industrielle intensive est la pratique la plus désastreuse que l’homme ait inventée pour produire sa nourriture.

Elle est ­anti-économique : il faut 300 unités d’intrants, en termes d’énergie, pour produire 100 unités de nourriture (selon la revue Scientific American, en 1994). Les subventions publiques permettent de camoufler cette mystification.

Elle est anti-écologique : elle pollue les eaux et les sols avec des substances de synthèse qui ont pour principales caractéristiques d’être hautement toxiques, stables dans l’environnement, donc « non-biodégradables » – on retrouve par exemple du DDT jusque dans la graisse des phoques et des ours blancs au pôle Nord –, et de s’accumuler indéfiniment dans l’environnement. Elle est à l’origine de l’érosion accélérée des sols : 20 tonnes/ha de matière organique disparaissent chaque année en France, 34 tonnes/ha sous le climat aride de l’Espagne, et 2 milliards de tonnes d’humus s’évaporent chaque année de la surface agricole utile des États-Unis. En résumé, selon les statisticiens de la Cornell University de New York, il faut, avec ce modèle, sacrifier 8 kg de terre arable pour produire 1 kg de nourriture.

Le modèle alimentaire occidental est le principal émetteur de gaz à effet de serre. Un tiers des émissions sont imputables à l’agriculture et aux activités connexes (engrais, pesticides, transports sur de longues distances…) L’agriculture intensive est également la principale consommatrice d’eau douce, soit 73 % de l’eau pompée à la surface du globe. Ce qui est considérable et, à terme, suicidaire.

Elle est socialement insoutenable : elle a chassé des millions de paysans de leur terre. En France, une exploitation agricole disparaît toutes les vingt minutes, et cette hémorragie silencieuse dure depuis quarante ans. En Europe, c’est une exploitation toutes les deux minutes, et à l’échelle de la planète, ce sont deux exploitations par seconde qui disparaissent.
En fait, on a remplacé les paysans dans les champs par des molécules chimiques. Et l’on feint de croire que cette artificialisation hors-sol peut se poursuivre et s’amplifier pour nourrir les milliards d’individus que la Terre va porter. La seule évocation de ces chiffres montre assez bien l’arrogance et la vanité de notre modèle de production pour résoudre les ­problèmes ­alimentaires et sanitaires de la planète.

La grande question : peut-on nourrir 9 milliards d’êtres humains avec une agriculture durable, c’est-à-dire « écologique » ? C’est une évidence que les agricultures ­paysannes, vivrières, biologiques et locales sont les plus aptes à assurer la sécurité alimentaire des peuples, pour peu qu’elles maintiennent une population rurale optimum et un maillage territorial d’activités complémentaires. C’est donc un retour à la terre qu’il faut encourager dorénavant. Nous devons être plus nombreux à apporter les soins nécessaires à notre « sol nourricier ».

Philippe Baqué

Journaliste et réalisateur de documentaires,
a dirigé la réalisation de l’ouvrage collectif la Bio entre business et projet de société, éditions Agone, à paraître le 18 mai prochain. Pour plus d’informations : www.alterravia.com

La bio peut-elle nourrir la planète ? Pour répondre à cette question, il faut savoir de quelle agriculture biologique il s’agit. La bio s’est considérablement développée ces dernières années. De 1999 à 2008, la surface mondiale cultivée en bio a été multipliée par 3,3, pour atteindre désormais 35 millions d’hectares. Il faut relativiser ce chiffre. Tout d’abord, les deux tiers des surfaces mondiales certifiées bios sont des prairies. Ensuite, le fort développement de l’agriculture bio se produit dans des zones comme l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique ou des pays européens comme l’Espagne, l’Italie ou la Roumanie, qui ne sont pas, ou très peu, consommateurs de produits certifiés bio. Leurs productions sont destinées à nourrir les populations de quelques pays d’Europe (Allemagne, France, Royaume-Uni, Suisse…) et d’Amérique du Nord. La production d’une partie de plus en plus importante de l’alimentation « certifiée » bio dans les pays pauvres ou émergents est avant tout destinée à augmenter les exportations et le commerce international, source d’énormes profits financiers.

Cette bio a été encouragée par les groupes de la grande distribution et, dans leur sillage, par les puissantes coopératives agricoles et l’industrie agroalimentaire, qui ont investi un marché devenu « porteur ». Leur recherche de produits et de matières premières alimentaires disponibles en grande quantité, à moindre coût et en toute saison, a stimulé le développement dans les pays du Sud d’agricultures bios intensives basées sur la monoculture, l’exportation, la concurrence, la spoliation des terres et l’exploitation de la main-d’œuvre. Elle reproduit le modèle économique dominant : les producteurs du Sud sont au service exclusif des consommateurs du Nord. Cette bio-là n’est pas au service de la souveraineté alimentaire, définie par la Via Campesina comme étant « le droit de chaque nation de maintenir et d’élaborer sa propre capacité de produire ses propres aliments de base dans le respect de la diversité productive et culturelle » .

Une autre bio, porteuse d’autres valeurs que celles du marché, de la concurrence et du profit, peut prétendre un jour nourrir la planète. Cette bio-là fait appel à des pratiques agricoles qui ont existé en Europe, et qui continuent à exister ailleurs, qui sont héritières de millénaires de cultures paysannes fondées sur le respect de la nature, la connaissance des sols et des plantes, la préservation des semences, une certaine sobriété et une certaine autonomie… Ces savoir-faire, qui eux-mêmes évoluent et s’améliorent, sont à l’opposé des méthodes de l’agriculture industrielle.

Ainsi comprise, l’agriculture biologique a tous les attributs d’un puissant outil libérateur, structurant et efficace pour une autre relation entre l’homme et la nature, harmonieuse et non plus destructrice. Elle exige de prendre en compte la justice sociale dans la répartition de la terre, en tant que bien commun, et dans l’accès aux moyens de production. Elle est donc appelée à se rapprocher d’une agroécologie en phase avec les mouvements paysans, telle que défendue par Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation.

Cette agroécologie peut être une réponse aux défis alimentaires majeurs de la planète. Selon Olivier De Schutter, elle est une composante essentielle du droit à l’alimentation et elle pourra doubler la production alimentaire de régions entières si les États s’engagent rapidement à en faire la promotion. Elle devra garantir une nourriture pour tous, accroître les revenus des paysans et ne pas compromettre la capacité de la terre à satisfaire les besoins futurs.

[^2]: Centre pilote de formation à l’agriculture biologique et conservatoire des variétés potagères anciennes, www.intelligenceverte.org

Clivages
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