«Le cas turc est unique»

L’islamisme modéré anatolien ne se retrouve pas dans le reste du monde arabe. Bien qu’inspiré de la laïcité à la française, il se singularise par la mainmise de l’appareil d’État sur la religion. Analyse.

Denis Sieffert  et  Samir Hamma  • 15 mars 2012 abonné·es

La Turquie postule de plus en plus ouvertement à un rôle de leadership régional. Son intervention dans la crise syrienne et sa place particulière dans le conflit israélo-palestinien en témoignent. À la tête de ce pays depuis 2002, le Parti pour la justice et le développement (AKP) est singulier dans le monde musulman. Didier Billion, spécialiste de la Turquie, analyse la nouvelle place de la Turquie dans le concert international.

La référence à l’AKP comme exemple d’islamisme modéré pour les pays arabes est-elle pertinente ?

Didier Billion : La Turquie a connu un processus de développement économique et politique, et une expérience historique, radicalement différents des États arabes. Par conséquent, parler de modèle n’est pas une bonne méthode. L’islamisme turc est lié à la fondation de la république laïque (1923). « Laïcité » est le seul terme constitutionnel d’essence étrangère. Les pères fondateurs de la Turquie républicaine se sont inspirés de l’exemple français. Mais leur pratique de la laïcité est fondamentalement différente de la nôtre, qui n’est pas un modèle universel. La laïcité à la turque se caractérise par la mainmise de l’appareil d’État à travers la Diyanet : la présidence des affaires religieuses, rattachée au Premier ministre, et qui a pour vocation d’organiser l’islam majoritaire en Turquie, c’est-à-dire sunnite hanafite, dont 80 % des Turcs sont adeptes. Elle organise également les cours d’éducation religieuse, ce qui est paradoxal pour un État laïque. Son domaine de compétences s’étend au contrôle du contenu des serments des grandes prières du vendredi et surtout à la salarisation des imams. Cette mainmise de l’appareil d’État est une particularité qu’on ne connaît pas dans le monde arabe.

Deuxièmement, quand on parle de l’islamisme turc, il y a une approximation dans la réflexion. Il faudrait parler des islamismes : l’islamisme hanafite, qui se rattache à l’école juridique hanafite en Turquie ; l’islam confrérique, qui vient des confins de l’Asie centrale ; et les alévis, environ 13 ou 14 millions de citoyens qui ont une pratique religieuse ayant, ponctuellement et historiquement, des rapports avec le chiisme tout en se distinguant du chiisme iranien. Il y a plusieurs islams, on ne peut pas réduire le rapport religion-État en Turquie avec ce qui se passe dans le monde arabe.

On compare l’idéologie de l’AKP à celle des partis démocrates-chrétiens. Est-ce pertinent ?

Les premiers partis turcs se réclamant de l’islam politique n’ont vu le jour qu’au début des années 1960. L’AKP en est la dernière mouture en quelque sorte. L’AKP se déclare non pas islamiste mais démocrate-conservateur. Néanmoins, il cherche sa matrice idéologique dans l’islam politique turc. Même si depuis son accession au pouvoir, il s’est considérablement transformé. C’est devenu un parti démocratique qui respecte l’État de droit, les échéances électorales, la liberté d’expression… Même s’il y a eu des entorses tout à fait condamnables ces derniers mois…

L’AKP est un parti libéral au sens économique et conservateur par les valeurs qu’il défend. Je pense notamment au rôle des femmes dans la société. On peut donc, peu ou prou, le comparer aux partis démocrates chrétiens. Mais la comparaison la plus évidente est celle avec le Parti républicain aux États-Unis, dont on sait l’importance des valeurs religieuses, mais où la religion n’est pas conçue comme un dogme mais comme une boussole, un guide dans la vie quotidienne. La direction de l’AKP fait souvent référence à l’Edeb, qu’on pourrait traduire par une forme de sagesse du citoyen idéal, poli et respectueux des lois. Plutôt l’Edeb que la charia.

Autre point commun : l’AKP se méfie de l’État social et préfère l’entraide dans les municipalités et les familles. Il considère l’État social comme générateur de paresse. Cela rappelle quelque chose ici. Les observateurs de la Turquie au Parlement européen font d’ailleurs partie du groupe Parti populaire européen (droite européenne).

Peut-on dire que l’AKP a paradoxalement consolidé la laïcité en Turquie ?

La laïcité, sous sa forme kémaliste, était pour le moins une laïcité contrôlée par l’État. Il y avait un but politique derrière cela : Mustapha Kemal se méfiait des hommes de religion, considérant qu’ils étaient un obstacle à l’édification républicaine. Par conséquent, une stricte surveillance de l’expression religieuse a été mise en place.

Le paradoxe est que l’AKP a voulu desserrer la puissance de l’État kémaliste afin de faire émerger des catégories sociales qui ont été lésées par l’édification républicaine, et ce au profit de la grande bourgeoisie capitaliste. L’AKP, depuis quelques années, tend à desserrer l’orthodoxie kémaliste et se situe dans la perspective d’une séparation beaucoup plus stricte des sphères publique et religieuse. En ce sens, les dirigeants de l’AKP sont bien plus proches de la laïcité à la française que les kémalistes eux-mêmes. Mais il y a parfois un écart entre le discours et les actes : La Diyanet n’a pas été supprimée, l’AKP préférant l’instrumentaliser en sa faveur.

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