Sondages  : démocratie ou aliénation ?

L’influence des sondages est-elle dommageable ? Patrick Lehingue estime que journalistes et personnel politique y recourent de manière excessive ; Gilles Finchelstein considère qu’avec des précautions, ce sont des outils très utiles.

Gilles Filchelstein  et  Patrick Lehingue  • 15 mars 2012 abonné·es

Patrick Lehingue

Professeur de science politique à l’université de Picardie. Derniers ouvrages parus : le Vote (La Découverte, « Grands Repères », 2011) et Subunda. Coup de sonde dans l’océan des sondages (éd. du Croquant, 2007).

La question n’est évidemment pas d’être pour ou contre les sondages puisque ceux-ci ne sont qu’un instrument. En revanche, on est en droit de critiquer les manières dont cet instrument est conçu, utilisé, interprété, et la place exorbitante qu’il peut prendre dans les débats politiques.

Sur les éventuels effets des sondages, je réponds toujours par une boutade, sorte de variante de la paille et la poutre : la question des effets des sondages doit surtout être retournée à ceux qui la posent. Les sondeurs, les responsables politiques, les journalistes croient déceler des effets massifs et immédiats sur les électeurs, alors qu’ils sont les premières victimes (consentantes) des effets qu’ils déplorent chez les autres.

S’agissant des électeurs, les effets demeurent modestes et difficilement mesurables. Je ne dis pas qu’il n’y en a aucun, mais il s’agit plutôt d’un effet à la marge. Les sondages d’intentions de vote confortent des formes de votes tactiques, essentiellement dus d’ailleurs aux déconvenues des sondages précédents.

Incontestablement, le 21 avril 2002 a laissé de très fortes traces chez nombre d’électeurs qui entendent s’assurer qu’il n’y a aucun risque de se retrouver dans une configuration Le Pen/Sarkozy, et donc vont probablement attendre les derniers sondages pour effectuer leur choix : tentés de voter Eva Joly ou Jean-Luc Mélenchon, ils voteront Hollande au premier tour si l’écart donné par les sondages est très faible entre Sarkozy, Hollande et Le Pen. Cet effet-là, certes, existe, mais seulement sur les électeurs les mieux informés et les plus politisés. Et il n’affecte pas le deuxième tour dans le cadre d’un duel gauche-droite.

Mais, encore une fois, les effets les plus massifs des sondages s’exercent d’abord sur les sondeurs eux-mêmes (qui se copient, s’imitent), sur les journalistes (qui indexent leurs commentaires sur les cotes sondagières) et sur les hommes politiques (voir ces deux dernières semaines l’effet de désarroi, voire de débandade, dans le camp Sarkozy).

On décèlera aussi un effet indirect sur le jeu politique s’agissant des invitations dans les grandes émissions de télévision ou de radio. Par exemple, sur TF1 il y a une semaine, Marine Le Pen a le droit à une heure et Jean-Luc Mélenchon à une demi-heure, décompte fondé sur un «  fait  » apparemment «  objectif  » : la première serait à 16 % et le second à 8 %… Or, je crois fortement qu’aucun institut de sondages n’est capable de mesurer aujourd’hui le pourcentage d’intentions de vote de Marine Le Pen, qui oscille dans une «  bande  » allant de 12 à 22 %.

Autre effet indirect, presque anecdotique mais qui témoigne de la prégnance de l’instrument, la manière dont, de plus en plus, on «  baptise  » les candidats. Par exemple : Hollande est moins ­qualifié de «  candidat socialiste  » que de « favori des sondages » . C’est ce que j’appelle une labellisation sondagière des candidats.

Enfin, les baisses ou hausses d’un ou deux points dans les sondages n’ont à peu près aucune signification, lorsqu’on sait comment sont opérés les «  redressements  » par les sondeurs.

N’oublions pas qu’il y a aujourd’hui encore près de 50 % des électeurs qui soit sont décidés à s’abstenir, soit ne savent pas s’ils iront voter, ou encore ne savent pas pour qui, ou ne veulent pas le dire. Ainsi, sur 1 000 personnes interrogées, une hausse d’un point se fonde sur environ 500 personnes (5 individus, donc). Compte tenu du fait que les chiffres sont «  redressés  », le pourcentage «  final  » a peu de valeur.

C’est bien la définition même d’un artefact : un pseudo-fait créé artificiellement par un instrument de mesure. Même si cet artefact produit certains effets ! 

Gilles Finchelstein

Directeur général de la Fondation Jean-Jaurès.

À la Fondation Jean-Jaurès, nous utilisons les sondages dans trois types de circonstances. Tout d’abord, assez classiquement, pour faire un « coup de sonde » qui est presque de nature sociologique auprès d’une catégorie socio­professionnelle. On l’a fait à plusieurs reprises auprès des milieux populaires, en particulier les ouvriers, et on est en train de le faire auprès des seniors, sur la base d’entretiens individuels.

Ensuite, nous essayons d’étudier la mobilité électorale, mais davantage sur le long terme et avec une méthodologie spécifique qui me semble très intéressante : avec un très gros panel de 6 000 électeurs, toujours les mêmes, nous arrivons à observer les mouvements de l’opinion. Cette méthode combine une dimension quantitative importante – 6 000 personnes au lieu des 1 000 pour un sondage traditionnel – et une dimension qualitative. Ainsi, lorsque des électeurs changent d’intention de vote, nous réalisons un entretien individuel avec eux pour essayer de comprendre quels sont les événements dans la campagne qui ont motivé ce changement. On a ainsi une vraie qualité d’information et de décryptage de la campagne, qui nous paraît plus riche qu’avec les sondages traditionnels.
Enfin, troisième cas, nous le faisons parfois aussi à des fins politiques pour mettre à l’agenda des questions qui nous paraissent importantes et que nous posons dans un sondage. Nous l’avons fait récemment avec le clivage gauche-droite, ou la question des inégalités un peu avant.

Dans ce dernier cas, il y a une double dimension : il s’agit de mesurer l’état de l’opinion mais aussi de contribuer à animer le débat public autour de questions que nous choisissons. Par exemple, quand nous commandons, à la fin de l’été dernier, un sondage sur le paysage idéologique français, c’est l’occasion de montrer que le clivage gauche-droite conserve une place centrale dans la structuration de ce ­paysage idéologique.

Tous ces exemples expliquent pourquoi nous ne nous interdisons pas l’emploi des sondages, même si nous essayons souvent de les utiliser avec une méthodologie plus fine que celle des sondages traditionnels. Quand j’entends les critiques bourdieusiennes désormais assez classiques, je réponds que nous en tenons compte dans notre pratique des sondages.
C’est un peu comme si nous ­faisions du judo : nous nous servons positivement de ces critiques pour utiliser au mieux les sondages – et leurs effets si souvent dénoncés par les sociologues – dans notre activité de grande fondation politique.

Clivages
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