Peut-on sortir du présidentialisme ?

L’élection du président de la République au suffrage universel est-elle un gage de démocratie ou un rituel anachronique ? Pour Guy Carcassonne, ce présidentialisme favorise la stabilité parlementaire. Paul Alliès rappelle que le même scrutin ne débouche pas sur une pareille concentration du pouvoir dans les autres pays européens.

Politis.fr  • 26 avril 2012 abonné·es

Pas question de défendre bec et ongles une élection qui présente des inconvénients nombreux et bien connus. Le système parlementaire majoritaire, comme il fonctionne en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Suède et dans tant d’autres États, est sans doute préférable. Aussi pourrait-on voir disparaître ce scrutin sans regrets. Sans regrets mais avec étonnement, et aussi un peu d’appréhension.

Avec étonnement, car il n’est pas acquis que les Français le souhaitent. Seul un référendum pourrait légitimement priver le suffrage universel d’un pouvoir qui est sien aujourd’hui. Serait-il victorieux ? Pas sûr !

Illustration - Peut-on sortir du présidentialisme ?

Par-delà tous ses défauts, l’élection offre l’occasion d’un choix simple, direct, majeur que les électeurs exercent seuls. C’est pourquoi le premier tour révèle toujours une surprise et le second jamais. Le premier tour voit les électeurs déjouer, ­souvent ­spectaculairement, les pronostics les mieux établis, tandis qu’au second tour ils élisent systématiquement le moins mauvais (s’il s’agissait du meilleur, il serait élu dès le premier tour), compte tenu de l’offre disponible.

Même si le taux de participation varie, il demeure très élevé, et rares sont les démocraties comparables qui peuvent se flatter d’en présenter d’équivalents. Si un citoyen sur quatre s’en désintéresse, est-ce une raison pour en priver les trois autres ? À cette aune, il ne resterait plus beaucoup d’élections nulle part… Les Français attachés à ce mode de scrutin semblent beaucoup plus nombreux que ceux qui seraient prêts à y renoncer. Peut-être ont-ils tort, et l’on admire l’abnégation de ceux qui cherchent à les en convaincre, mais on constate aussi qu’ils paraissent encore très loin d’être parvenus à leurs fins.

Si la suppression était décidée, tout irait-il mieux ? Peut-être, peut-être pas. Il y a, en effet, quelque chose de vicieux dans le raisonnement qui consiste à considérer que l’émergence et la persistance du fait majoritaire nous préservent des désordres d’antan, moyennant quoi l’on pourrait sans dommage renoncer à l’élection présidentielle directe et conserver les bénéfices du parlementarisme moderne.

N’est-ce pas oublier un peu vite le rôle que l’élection et la fonction présidentielles ont joué dans la stabilité des majorités parlementaires ? La IIIe République accouchait souvent de majorités claires, mais celles-ci se disloquaient vite et l’on renouait avec la crise permanente. Ce qui a changé avec la Ve, c’est justement que l’effet bipolarisant du second tour de l’élection présidentielle a figé les coalitions et produit deux partis d’alternance, stables, puissants, disciplinés.

Est-il sûr que le PS et l’UMP résisteraient aux forces centrifuges qui les traversent en permanence sans le ciment que leur impose la perspective de l’échéance suprême ? D’autres socialistes ne seraient-ils pas tentés de créer leur propre formation, après Jean-Pierre Chevènement et Jean-Luc Mélenchon ? L’UMP ne se scinderait-elle pas en deux, voire plus, sur l’acceptation ou le refus d’un accord avec le Front national ? C’est l’intérêt bien compris, plus que la force des convictions, qui fédère les vastes ensembles qui, à leur tour, assurent la lisibilité du système. Que cet intérêt disparaisse et l’on peut en redouter les conséquences.
Bref, on pourrait se réjouir de la suppression de l’élection directe, mais convenons qu’il faudrait y réfléchir à deux fois.


Illustration - Peut-on sortir du présidentialisme ?

L’élection du président de la République au suffrage universel direct serait devenue en France la suprême expression de la souveraineté populaire, donc un droit démocratique irréfragable. Il s’agit là d’une grandiose méprise (cette procédure ronge inlassablement la démocratie politique) et d’une illusion d’optique (la France est le seul pays en Europe à pratiquer ce rituel anachronique).

D’abord, la méprise. Ce type d’élection au suffrage direct serait populaire, comme en témoigneraient des taux de participation plus élevés que dans les autres scrutins ; elle serait donc démocratique. Rien n’est plus abscons : l’élection est un mode parmi d’autres de choix politique, mais n’est en rien synonyme de démocratie. Les régimes les plus autoritaires prennent soin de faire élire leur « guide ».

En France, la tradition vient de loin, des régimes bonapartistes, où les plébiscites étaient la règle. Aujourd’hui, cette élection produit une personnalisation absolue dont les effets sont très spécifiques. La France est le seul pays où ce scrutin conduit à conférer le maximum de pouvoirs à un seul homme. Ce n’est pas parce que le président de la Ve République est élu au suffrage universel qu’il joue le rôle que l’on sait, c’est parce qu’il joue ce rôle qu’il est élu au suffrage universel. Dans aucun des douze pays membres de l’Union européenne qui connaissent cette même élection, celle-ci ne conduit à une concentration du pouvoir comme chez nous. Au contraire, même ; les présidents ainsi élus y gagnent une magistrature d’influence ou d’arbitrage et rien d’autre.

En France, les institutions mises en place en 1958 organisent la curialisation des « serviteurs de l’État », l’invasion des différents pouvoirs, de celui du Premier ministre à celui des médias, au profit de la présidence. Ce sont ces concentration et centralisation de l’autorité qui suscitent un désenchantement démocratique cyclique : les citoyens ont tendance à se montrer déçus par l’exercice d’une telle puissance, mais aussi à considérer que les autres institutions sont secondaires. Ils le manifestent par leur désaffection vis-à-vis de tous les scrutins, des municipales aux européennes. Et les partis ne parviennent pas à l’enrayer ; tournés vers le calendrier de la présidentielle, ils s’épuisent à en préparer l’échéance, décrétée « mère des batailles ».
Cette élection présidentielle est donc anachronique. À l’heure des réseaux sociaux, de la démocratie participative et de l’échange horizontal des volontés, cette mobilisation verticale est névrotique : elle suscite des troubles émotionnels dont les citoyens ne peuvent se défaire. Comment donc s’en débarrasser ?

Le Portugal et la Pologne ont montré la voie : voilà deux pays qui, au sortir de leurs dictatures, ont copié-collé la Constitution française. Le premier l’a complètement abandonnée en douze ans de présidence de Mário Soares ; depuis 1987, c’est le Premier ministre qui a gagné l’essentiel de la responsabilité politique. Le second a suivi la même voie, contre un Lech Walesa qui voulait renforcer ses pouvoirs présidentiels après son élection en 1991.

Cinq autres « pays de l’Est » (de la Bulgarie à la Slovénie) ont évolué de cette façon. C’est la perspective en Tunisie. Le « modèle français » servirait à sortir des dictatures à condition qu’il ne soit qu’une transition vers un régime primo-­ministériel parlementaire.

Cette grande transformation, si une majorité parlementaire la veut, elle peut l’accomplir. En France aussi, pour oublier définitivement le ­présidentialisme.

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