En finir avec Superwoman

Capucine de Chabaneix  • 24 mai 2012 abonné·es

Ils m’ont dit que je ne m’en sortirais pas sans. Mais c’était il y a très longtemps. Aujourd’hui j’en ai presque plus. L’année dernière j’ai arrêté pendant trois mois. C’était génial. J’avais retrouvé des sensations perdues depuis neuf ans.

Et puis de nouveau c’est redevenu trop dur, j’ai replongé. Trois le soir. Je sais d’expérience que dès que ça va mieux, vaut mieux pas arrêter, ça redevient pire en deux jours.

Alors j’attends, je suis pas motivée. Dans ces moments-là, faut pas s’en demander trop, attendre encore un an ou deux peut-être, est-ce qu’un jour la vie sera moins lourde à porter ?

Pas sûr, mais je prends des cours, deux fois par semaine, pour apprendre à porter moins. C’est dingue, dès que j’ai le dos tourné, je ne fais pas attention et paf, je me retrouve avec vingt tonnes à transbahuter… Alors je craque : les psychotropes, les anxiolytiques, les antidépresseurs, les neuroleptiques. Au début ça fait peur, tous les noms reliés au cerveau, aux émotions, comme s’il fallait se faire doser son angoisse, sa dépression, et se faire débrancher les neurones… Ça m’colle depuis dix ans, je peux pas m’en dépatouiller.

Pourtant qu’est-ce que j’y pense ! Arrêter, revenir à la simplicité, à la facilité, une sieste de bébé, et on est tout frais pour une bonne après-midi à s’amuser… Pas pour moi. Maintenant je vis avec, tous les jours.

J’apprends à me mettre à l’abri. Si je prends trop dans la face, c’est les médicaments qui augmentent derrière, c’est radical. Je dois détecter les connards, les embrouilles, avant que ce soit trop tard, sinon je paye trop cher.

Pas de résistance, bon bah, je rigole quand même. Je me suis fait plein d’amis complètement branques, je les évite aujourd’hui, ils sont des nids de complications et d’embrouilles… Je repense à toutes ces nuits chimiques, à ces journées surdosées. Avec tous ces médocs depuis dix ans, je pourrais acheter un voyage autour du monde, fuir le système français…

J’ai pas le choix. Fuir, j’ai tenté deux fois. Ça a été la catastrophe. J’ai dégringolé les maigres marches escaladées avec difficulté, en une microseconde. Boum ! Renvoyée de l’autre côté du miroir… Et c’est reparti pour les doses de cheval, les dix kilos en trop, vingt, trente kilos de graisses qui s’accumulent, l’angoisse et toujours neuroleptiques, antidépresseurs, et un anxiolytique si besoin.

J’aime bien le « si besoin ». SB. Alors si besoin, voilà ce que je note, super-énervée, sur la feuille du cent pour cent de l’hôpital, un soir, désœuvrée : un homme, une maison, de l’argent, du travail, si besoin…

Se raccrocher à des plaquettes de tranquillisants de toutes les couleurs. Mais je patauge dans la semoule. Remarque, maintenant je peux patauger sur la tête, en arrière, triple salto dans la semoule, et tout ça grâce à ma pharmacienne. En bas de chez moi il y en a cinq. C’est un quartier populaire, qui trinque comme il faut. Inès la pharmacienne, elle m’offre un cadeau de Noël, je suis une bonne cliente, elle ne veut pas me perdre.

D’une crème hydratante quelconque, elle me dit : « C’est la formule Chanel, la même. » Ah merci Inès, en fait j’ai super les boules. Où j’en suis arrivée. Dix ans après, je vais toujours chez Inès-les-cachets… Avec le temps, je comprends plein de choses. Les trucs impossibles à accomplir, parce que pas faite pour, pas équipée. Se rabattre sur ce que je peux faire. Faire le deuil du reste. Je prends mon mal en patience. J’attends, et j’avale deux le soir. Puis un et demi le soir. Ça fait six ans que je fous plus les pieds dans les hôpitaux pourris… C’est déjà ça. J’ai pigé un truc.

Il y a ceux qui me regardent comme un ovni, quand je dis neuroleptique. Ils pensent : Ah, beurk, horrible, elle, foutue, zéro, ratée. Moi ça me fait rigoler. C’est vrai. Ça fait peur les fous, c’est comme les handicapés mentaux, ça fait peur, ils se morvent dessus, beurk, c’est pas beau. Ça me trotte dans la tête. Arrêter, un jour. C’est un phantasme, je crois. Je ne pourrais pas revenir en arrière de toute façon. Pourtant, c’est mon rêve de faire un bras d’honneur à Inès-les-cachets, en passant au coin devant la pharmacie. Garde-la, ta crème de Noël. J’vais chercher du pain, des oranges, pour le petit-déjeuner. Fini, les desserts aux anxiolytiques, les petits pains aux neuroleptiques et la timbale d’antidépresseurs, si besoin. C’est un rêve un peu impossible.

Maintenant j’essaye de me satisfaire de petits gestes, de petites destinations, de petits amis. Je suis moins exigeante avec les autres. Je sais la difficulté, et même l’impossibilité, l’impasse, les pieds qui s’enfoncent dans la vase, avec les gens qui passent en riant, j’ai bien dit en riant. Ils rient du film américain en couleur qu’ils viennent de voir, des bonbons qu’ils vont manger à la boulangerie. Et moi je dois les regarder passer, les pieds dans la merde, bloquée, mais sans les agresser. Je dois même leur dire « bonjour madame, il fait beau aujourd’hui », avec un petit sourire de courtoisie, c’est plus sociable.

Maintenant j’y arrive super bien, même, les gens, ils me disent « bonjour madame   », en passant, quand je fais les courses. Ça va mieux.

Mais je marche sur un fil vraiment pas épais. Et j’ai l’impression que, les autres, ils courent sur du bon bitume lisse et plat. Ça va vite pour eux. Vas-y, Inès, demande-moi ma carte Vitale, et donne-moi ton petit sachet plastique rempli de bons petits cachets. Merci Inès, bonnes vacances Inès.
Elle me raconte sa vie. Elle était à la fête Upsa, elle a rencontré l’homme de sa vie, Inès. Elle va se marier, huit cents personnes, Inès. Je lui ai juste dit, Inès, le mariage c’est du taf, faut pas rêver devant la télé…
Et puis je suis partie dans le métro, bosser.

Digression
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